Comment la recherche suisse sur la formation continue se porte-t-elle? Entretien avec Erik Haberzeth
Erik Haberzeth a été titulaire, de 2016 à 2024, d’une chaire dédiée à la formation professionnelle supérieure ainsi qu’à la formation continue à la Haute école pédagogique de Zurich (PHZH), ce qui a fait de lui l’une des rares personnes occupant une chaire consacrée à la recherche sur la formation continue en Suisse alémanique. Depuis deux ans, il est professeur titulaire en éducation des adultes à l’Université technique de Chemnitz. Dans cet entretien, Erik Haberzeth revient sur son expérience helvétique, comparant à cette occasion les situations suisse et allemande ainsi que l’importance accordée par les deux pays à la recherche sur la formation continue, et réfléchissant à la valeur des connaissances scientifiques dans la pratique formatrice.
Entretien: Irena Sgier
Quand vous vous penchez rétrospectivement sur votre expérience suisse, comment avez-vous vécu cette période en tant que scientifique?
Au début, cela a été un grand changement. Quand un universitaire allemand est appelé à occuper une chaire, comme cela a donc été le cas pour moi, il lui paraît légitime de se voir allouer certains moyens, personnels comme matériels, et d’exercer des tâches de direction. Or, les moyens mis à ma disposition étaient infimes. Aucun poste financé par l’enveloppe budgétaire pour disposer de collaboratrices et collaborateurs scientifiques n’était par exemple disponible, et les moyens financiers étaient faibles. De manière générale, la Haute école pédagogique de Zurich n’héberge aucune chaire qui fonctionnerait comme une unité organisationnelle entre sa détentrice ou son détenteur d’une part, et des collaboratrices et collaborateurs sous sa direction d’autre part. Globalement, les chaires ne disposent d’aucun moyen, ce qui tend déjà, selon moi, à rendre la vision du poste plus terre à terre, ou moins héroïque, disons: la personne détenant la chaire n’est pas perçue comme occupant une position prédominante, entourée de son équipe de collaboratrices et collaborateurs, mais s’inscrit dans un ensemble plus vaste regroupant différentes catégories de personnel. Sa parole est certes écoutée et tout particulièrement appréciée, mais d’autres postes avec d’autres points de vue existent. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les hautes écoles pédagogiques suisses sont conçues comme des établissements professionnalisants dans le sens où elles assurent, dans une large mesure et en mettant l’accent sur la pratique, la formation initiale et continue du personnel enseignant. Les personnes chargées de la formation initiale et continue y sont donc autrement plus nombreuses que les chercheuses et chercheurs, même si la part allouée à la recherche a été considérablement augmentée ces dernières années.
Quelle a été l’influence sur votre travail de cette vision plus «terre à terre» qu’a la Suisse pour les chaires universitaires?
Cette expérience a eu un impact résolument positif pour moi jusqu’à aujourd’hui. Dans l’environnement dans lequel j’exerçais, la science était tenue en haute estime, mais l’activité scientifique n’était pas plus estimée pour autant que les autres activités menées, comme la planification, l’organisation ou encore la mise en œuvre concrète des offres de formation continue. Bien sûr, le fait que ces activités nécessitent des connaissances et un savoir-faire différents était reconnu, mais on les respectait toutes et tous, sans faire de hiérarchisation: la partie scientifique comme la partie pratique fonctionnaient sur un pied d’égalité. Tout en faisant donc l’expérience de la reconnaissance inspirée par son champ de recherche, on apprend, dans le même temps, à ne pas considérer les domaines pratiques comme déficients, ainsi qu’à privilégier les échanges à hauteur d’yeux et la reconnaissance mutuelle. Cette expérience suisse a été très positive pour moi, et je la recommande à l’ensemble de la communauté scientifique. Loin de moi la volonté de généraliser en disant que tout est différent en Allemagne, mais il est vrai qu’on rencontre généralement une hiérarchisation plus nette dans les universités allemandes entre, d’une part, les connaissances scientifiques et, d’autre part, les connaissances pratiques.
Vous dites avoir observé une attitude positive vis-à-vis des sciences en Suisse. Pour autant, la recherche sur la formation continue y est quasiment inexistante. Au temps où vous enseigniez dans le pays, la Suisse alémanique ne comptait, par exemple, outre votre chaire à la Haute école pédagogique de Zurich, qu’une seule autre chaire dédiée à la formation continue, et aucune chaire dédiée n’existait dans les universités.1 La situation allemande a l’air tout à fait différente.
Oui, et vous soulevez là une question importante, à savoir comment évaluer l’état de la recherche sur la formation continue en Suisse. Je dois dire que la situation actuelle est très insatisfaisante, car la formation des adultes n’est pas implantée comme discipline scientifique à part entière dans les universités et les hautes écoles.
De fait, très peu de gens en Suisse se sont consacrés entièrement et durablement à la recherche sur la formation continue. Tout au plus y a-t-il quelques personnes qui, de temps à autre, travaillent sur des projets en lien avec la formation continue, avant de se concentrer à nouveau sur leurs autres champs de recherche. Il me semble qu’il y a peu de gens en Suisse se définissant comme chercheuses ou chercheurs en formation des adultes. Et, sans vouloir me répandre en éloges sur l’Allemagne, il faut reconnaître qu’en matière de recherche sur la formation continue, c’est un pays beaucoup plus avancé que la Suisse. On trouve en Allemagne un grand nombre de chaires consacrées à la formation des adultes, des équipes de collaboratrices et collaborateurs associés, une relève scientifique, des thèses entièrement consacrées au sujet et, dans l’ensemble, une communauté de recherche importante. Cette dernière n’existe pour ainsi dire pas en Suisse.
Pour finir sur une note plus positive, je souhaiterais toutefois mentionner le rôle joué par la FSEA, vivement engagée dans la promotion et le développement de la recherche sur la formation continue, qui mène ses propres projets de recherche et développement.
Certains des efforts déployés ces dix dernières années par la FSEA concernant la recherche sur la formation continue ont été menés en collaboration avec votre chaire à la Haute école pédagogique de Zurich.
Oui. On compte parmi ces projets la refonte complète de la revue spécialisée «Éducation Permanente» (EP), la série de colloques «La formation continue dans la recherche et la pratique» – qui existe toujours aujourd’hui – et le réseau de recherche sur la formation continue. Et c’est précisément dans ces initiatives que les insuffisances de la recherche suisse sur la formation continue se sont manifestées de façon la plus criante: que ce soit pour le dossier scientifique d’EP ou pour les colloques annuels que nous organisions, nous étions toujours fortement tributaires des contributions de nos collègues d’Allemagne, et en partie aussi d’Autriche.
Nous avons toujours tout fait pour trouver des contributions en Suisse également, mais c’était généralement difficile. Nous pouvions certes toujours compter sur l’appui des professeures Katrin Kraus (enseignant à l’époque à la Haute école spécialisée de la Suisse du Nord-Ouest (PH FHNW), aujourd’hui à l’Université de Zurich) et Ulla Klingovsky (PH FHNW), mais leurs moyens étaient toujours très limités également.
Et l’une comme l’autre viennent d’Allemagne.
Tout à fait. À l’époque, il n’existait aucune personne formée dans une haute école suisse puis ayant occupé une chaire dédiée à la recherche sur la formation continue en Suisse, et la situation ne s’est toujours pas présentée depuis.
Où faut-il selon vous agir en priorité en matière de recherche sur la formation continue en Suisse?
Compte tenu de la situation exposée précédemment, un grand nombre de champs de recherche liés à la formation des adultes ne peut tout simplement pas être exploré. Cela va de l’apprentissage des adultes à la politique de formation en passant par l’agir professionnel, les organisations ou encore le financement. Pourtant, aucun autre domaine de formation ne concerne autant d’individus que la formation des adultes et la formation continue. De plus, aucun autre domaine ne nous accompagne toute notre vie durant à la manière de la formation continue. J’ai l’impression que la politique éducative suisse tout comme les sciences de l’éducation n’en ont toujours pas pris acte. Parfois, même la pratique semble ignorer que la formation continue constitue un vaste champ, comme en témoigne le nombre de personnes participantes ou d’organisations impliquées. La Suisse devrait prendre davantage conscience de l’importance de la formation des adultes.
Le rôle que peut jouer un domaine de formation dans la pratique, les sciences et la politique dépend toutefois également des financements. Comment évaluez-vous la situation en Suisse à cet égard?
Je ne connais pas l’état des financements dans le détail, mais j’ai l’impression que le principe de subsidiarité domine trop largement. Or, ce n’est pas un remède miracle. Lorsque je tente d’expliquer le principe de subsidiarité à mes étudiantes et étudiants, je m’en réfère toujours à la loi suisse sur la formation continue, qui explique que la subsidiarité implique que l’État n’interviendra que si des difficultés ne pouvant pas être réglées par le domaine de formation en question ou par «le marché» apparaissent. L’article 5 de la loi sur la formation continue stipule que cette dernière relève de la responsabilité individuelle, et qu’employeurs et pouvoirs publics ne doivent agir qu’en complément.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que la formation – tout comme la définition des besoins en matière d’offres de formation – est ce faisant presque entièrement laissée à l’appréciation du marché. La formation continue se façonne donc sans aucune influence de l’État ou de la démocratie, une situation qui serait impensable pour les autres domaines de formation. On n’imagine pas laisser au marché la gestion des établissements scolaires obligatoires ou des hautes écoles, par exemple. C’est pourtant bel et bien ce qu’il se passe avec la formation continue, et on se contente de dire que le marché fonctionne. Personne, cependant, ne nous dit pourquoi on estime que ça fonctionne.
Ce que vous voulez dire, c’est que l’affirmation selon laquelle le marché «fonctionne» n’a jamais été vérifiée?
On pourrait dire les choses ainsi, oui. Pourtant, il est tout à fait possible que certaines choses ne fonctionnent pas. Si l’on examine la façon dont la participation aux offres de formation a évolué ces dernières années, par exemple, on observe une certaine tendance au recul. Quant aux disparités sociales en matière de participation, elles n’ont pas baissé, mais augmenté.
On devrait peut-être aussi se demander si l’offre actuelle est suffisante ou non et si elle couvre tous les besoins. Sans doute une telle vérification n’est pas simple, mais on observerait alors peut-être quelques lacunes au niveau de l’offre et de sa promotion. Le sujet du financement mériterait lui aussi d’être examiné d’un œil critique, car la formation continue peut représenter une charge financière importante pour les personnes qui gagnent bien leur vie également.
La transparence, la qualité et la valeur ajoutée des offres de formation continue sont d’autres thèmes que l’on pourrait explorer plus en profondeur pour savoir si le marché fonctionne bel et bien.
En aucun cas je ne prétends que le marché de la formation continue est dysfonctionnel dans son ensemble. Toutefois, ce que j’ai constaté durant mes années passées en Suisse, c’est que l’on ne dispose d’aucune analyse ni d’aucun débat de fond qui permettraient de savoir dans quelle mesure le marché de la formation continue fonctionne, et quels points mériteraient d’être améliorés. Les seules discussions qui ont lieu concernent le taux de participation, mais le sujet est également traité sans aucune analyse différenciée.
Qu’est-ce qu’il faudrait pour améliorer ou tout simplement permettre de telles discussions?
Je pense qu’il faudrait commencer par améliorer la reconnaissance sociale de la formation continue et faire en sorte que les gens aient davantage conscience de l’importance et de l’utilité qu’il y a à apprendre tout au long de sa vie. Plutôt que de se contenter d’affirmer que le marché fonctionne, il faudrait par ailleurs renforcer la prise de conscience des problèmes.
Si l’on souhaite voir des chaires créées dans les hautes écoles et un meilleur ancrage de la formation continue en général, il s’agit là sans doute de conditions préalables. À ce propos, il faut savoir que la chaire que j’occupais à la Haute école pédagogique de Zurich n’a pas été créée parce que l’établissement la jugeait particulièrement utile socialement, mais parce que le directeur du centre, Geri Thomann, accordait beaucoup d’importance à la recherche sur la formation continue, et a judicieusement utilisé la marge de manœuvre dont il disposait pour créer cette chaire, vacante depuis mon départ.
Pourquoi les chaires dédiées à la formation continue sont-elles si importantes?
L’existence de ces chaires est nécessaire si l’on souhaite que des recherches soient menées en continu et qu’une communauté scientifique voie le jour. Quant à ces recherches et à cette communauté scientifique, elles sont elles-mêmes indispensables pour que la science puisse attirer l’attention sur les sujets préoccupants tout en formulant des questions précises, lesquelles pourront ensuite être examinées scientifiquement en vue de développer la pratique.
Avec notre réseau de recherche sur la formation continue, nous avons constaté à quel point il était difficile de trouver des gens menant des recherches sur le long terme sur le sujet de la formation continue. La plupart des personnes qui présentent leurs recherches dans le cadre du réseau ne travaillent que ponctuellement sur des projets en lien avec le sujet. Quand on les recontacte six mois plus tard, elles travaillent généralement sur tout autre chose et n’ont plus envie d’échanger sur le sujet de la recherche sur la formation continue. Impossible de voir émerger une communauté scientifique dans de telles conditions.
La situation en Allemagne est radicalement différente: des réseaux entièrement spécialisés y sont créés, et ils travaillent ensuite de longues années sur un sujet spécifique. Les scientifiques peuvent ainsi se saisir des évolutions en cours et proposer un accompagnement qui est tout simplement impensable pour la formation continue suisse.
Quel rôle jouent les sciences pour les personnes chargées de la conception des offres, de l’accompagnement des processus d’apprentissage et de la direction des organisations?
Les connaissances scientifiques me semblent avoir là aussi une grande valeur ajoutée. En s’appropriant ces connaissances, on apprend à examiner les choses en adoptant différents points de vue, à questionner les évidences, et dans certains cas aussi à stimuler l’innovation. Au niveau de la pratique, on apprend du reste à affermir et défendre sa position de formatrice ou formateur pour adultes, par exemple en cas de différend avec les autres professions. Supposons que j’intervienne comme pédagogue dans une entreprise employant des scientifiques ou des juristes: savoir soutenir une argumentation de qualité est indispensable, et les connaissances scientifiques constituent une aide précieuse pour cela.
On note ici également de fortes disparités entre l’Allemagne et la Suisse. La première propose un système de professionnalisation académique, tandis que la deuxième s’appuie pour l’essentiel sur une approche de professionnalisation par la pratique ce qui, de mon point de vue, est un point fort du système helvétique. Pour autant, il me paraît urgent de bâtir, en complément, un système de professionnalisation académique également. Mais les hautes écoles doivent bien évidemment disposer de chaires professorales pour ce faire.
En quoi un système de professionnalisation académique profiterait-il aux prestataires de formation continue?
Les organisations dispensant les formations fournissent un excellent travail. Elles sont très professionnelles et innovantes. J’ai beaucoup d’estime pour les prestataires de formation continue suisses. Pour autant, je pense que les organisations gagneraient beaucoup à disposer d’un personnel formé académiquement à la formation continue. Grâce à leur bagage académique, ces personnes apportent un point de vue scientifique solide ainsi qu’une approche critique. Elles sont par ailleurs capables de faire un pas de côté par rapport à leur pratique pour réfléchir plus en profondeur au travail de formation. Or, tout ceci est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre sans bagage académique, car il nous manque alors les notions, les théories et les concepts requis. Au-delà des connaissances théoriques, les connaissances empiriques sur les recherches existantes et les nouvelles approches sont très utiles à la pratique également.
Mon propos n’est nullement de prôner la substitution de l’approche fondée sur la pratique par une professionnalisation académique; je plaide pour la mise en place d’un système de professionnalisation académique, jusqu’à présent absent en Suisse, qui viendrait compléter l’approche traditionnelle fondée sur la pratique.
L’absence de connaissances académiques est ce qui nous a notamment poussés à modifier la revue EP en sa forme actuelle.
Tout à fait. Nous essayons ainsi d’appuyer la pratique en lui fournissant des éléments de connaissance scientifiques, par exemple en consacrant tout un numéro au thème de la participation. Un tel numéro présente des notions et des résultats de recherche permettant de comprendre la participation aux offres de formation continue de manière plus différenciée, par exemple en apprenant à identifier la façon dont elle se forme plutôt que de l’assimiler à la demande, comme a parfois tendance à le faire la pratique. Le fait que l’on ne puisse pas engager de telles discussions parce que les connaissances associées font défaut constitue selon moi l’une des carences du système de formation continue suisse. Avec la revue EP, nous avons relayé différents concepts et approches fondamentales qui peuvent se révéler très utiles pour engager ces discussions et faire évoluer la pratique.
Quel rôle jouent selon vous les sciences en matière de politique éducative? Dans son programme de mesures d’économie, le Conseil fédéral propose pour ainsi dire de supprimer les aides allouées à la formation continue suisse.
Quand on est l’objet d’attaques politiques et que des restrictions, voire des coupes budgétaires sont prévues, il est important de pouvoir mobiliser des arguments pour se défendre. Dans ce cas, si la Suisse envisage actuellement de réduire les moyens financiers alloués au secteur de la formation continue, voire de les supprimer totalement ou d’abolir la loi sur la formation continue, il faut savoir contre-argumenter. Or, dans une société moderne telle que la nôtre, un argumentaire solide n’est possible que si l’on dispose d’éléments de connaissance scientifiques, car sans eux, on part sur un mauvais pied dans le jeu de la confrontation. Bien sûr, on peut toujours s’en référer à des études allemandes ou autrichiennes pour appuyer son argumentation, mais les systèmes de formation continue ne sont pas tous les mêmes, aussi faudrait-il que la Suisse dispose de son propre système de recherche. Cela lui permettrait d’avancer des arguments précis et fondés, notamment – mais pas uniquement – pour pouvoir améliorer son système.
Différents programmes de soutien à la formation continue ont été créés en Suisse ces dernières années, en particulier dans le domaine des compétences de base, mais eux aussi risquent de disparaître. Quelle est selon vous l’utilité de ces programmes?
Comme on manque ici aussi d’éléments de connaissance scientifiques, la question est difficile. De ce que j’en sais, aucune recherche n’accompagne ces programmes en Suisse, et aucune évaluation approfondie n’est réalisée en aval. Là encore, la situation est différente en Allemagne, tout au moins en partie, car les réflexions liées à l’accompagnement scientifique comme à l’évaluation sont généralement incluses dès le départ quand des programmes de soutien importants sont mis en place. Bien sûr, on trouve aussi des gens en Allemagne qui pensent que cet accompagnement scientifique reste insuffisant, mais tout dépend aussi des fins que l’on vise avec cet accompagnement.
Auriez-vous un exemple concret?
Oui, on peut citer à titre d’exemple l’ouverture prochaine en Saxe de sept centres de formation initiale, lesquels seront chargés des compétences de base des adultes, un sujet fondamental. L’accompagnement scientifique, dont l’étendue est tout à fait raisonnable pour ce projet, aura lieu à l’Université technique de Chemnitz. Loin de n’être qu’une mission parallèle mineure coûtant dix mille euros, cet accompagnement a été pour nous l’occasion de créer un service dédié chargé d’accompagner scientifiquement le lancement des centres de formation ces trente prochains mois.
Je n’ai jamais vécu une situation semblable en Suisse, où certains cantons se contentent par exemple de distribuer des chèques de formation continue sans prévoir d’accompagnement scientifique ni d’évaluation approfondie. Les subventions axées sur l’individu, telles qu’elles se pratiquent dans la formation professionnelle supérieure, constituent un autre exemple: à ma connaissance, aucune recherche n’a été menée en parallèle non plus, alors qu’il s’agissait d’un changement fondamental par rapport au système précédent.
L’absence presque complète de recherches sur le sujet de la formation continue est peut-être aussi liée au manque de chercheuses et chercheurs ayant suivi le même parcours académique que vous en formation continue. Dans tous les cas, les questions liées à la formation continue sont explorées par d’autres disciplines, telles que la sociologie, la psychologie et l’économie. Quelle est donc la spécificité de la perspective de la formation des adultes?
Ces autres disciplines n’ont pas la vision qu’offrent les théories de l’éducation, et elles incarnent généralement une tout autre perception de l’être humain que ne le font les sciences de l’éducation. L’approche scientifique de la formation des adultes part de l’individu, du sujet tentant de s’approprier le monde tout en développant sa capacité de discernement et d’action, ainsi que de l’exigence normative du déploiement du potentiel individuel. Une grande capacité de réflexion est par ailleurs requise en formation des adultes.
La formation des adultes a en outre développé ses propres notions pour savoir ce qui doit être fait dès l’étape de conception, par exemple pour la planification des programmes et des offres. La façon dont on rend certains sujets accessibles aux individus, les interdépendances qu’il y a entre ces sujets et la société, la façon d’intégrer tout cela dans les offres de formation pour répondre aux besoins de chaque personne sont autant de réflexions qui s’inscrivent dans ce travail pédagogique, et un certain nombre de notions, concepts et compétences spécifiques est requis pour réaliser ce travail. Un économiste qualifierait peut-être cette activité 100% pédagogique de «gestion de produit», mais il passerait dès lors complètement à côté de ce qui constitue le cœur de ce travail exigeant.
Je me dois toutefois d’ajouter que les prestataires eux-mêmes en arrivent parfois à dévaluer la nature pédagogique de leur travail, par exemple en définissant leurs offres comme des offres de loisirs. Je suis toujours navré d’entendre ça, car il est désolant de voir quelqu’un réaliser un travail difficile et important pédagogiquement, puis le qualifier de simple offre divertissante.
Si un prestataire en vient à qualifier ses offres d’offres de loisirs, c’est qu’il s’agit d’offres de formation culturelle ou générale, non?
Oui, c’est l’impression que j’ai également. Il peut par exemple s’agir d’offres en lien avec la santé, les langues ou la créativité. Pour autant, ces offres ne constituent pas un simple passe-temps, car ces formations appartiennent au bagage intellectuel de l’individu cultivé et contribuent à sa qualité de vie comme à son bien-être. Les formatrices et formateurs pour adultes ayant suivi un parcours académique ne qualifieraient d’ailleurs jamais ces offres d’offres de loisirs: elles et ils les définiraient comme des formations de culture générale, tout en ayant conscience de leur très grande utilité sociale.
Avant de conclure, j’aimerais revenir sur le sujet de la recherche sur la formation continue afin d’ouvrir de nouvelles perspectives: où voyez-vous les plus grosses lacunes ou des champs de recherche spécifiques qui mériteraient d’être explorés en priorité?
Je citerai deux champs de recherche. Premièrement, la conception des programmes et des offres, qui constitue selon moi un sujet important pour l’avenir de la recherche, et les conditions de la transformation numérique et de la mise en œuvre de l’intelligence artificielle qui lui sont associées. Nous ne savons pas encore exactement quelles seront les répercussions de l’IA, ni ce que cela signifiera pour la qualité des formations continues. Le sujet de la professionnalisation représente aussi un champ de recherche important en lien avec ce thème.
Deuxièmement, l’amélioration des recherches sur la formation continue générale ainsi que de la compréhension de l’importance sociétale de cette dernière. Il s’agit là aussi d’un chantier capital selon moi. Le sujet de la culture générale est très important également dans la relation qu’il entretient avec les transformations sociales, car la culture générale nous aide à continuer à exercer notre discernement en restant humain plutôt que de tomber dans la radicalité. Je pense qu’on gagnerait vraiment à améliorer les recherches menées sur les bénéfices de la culture générale ainsi qu’à consolider les données dont on dispose sur le sujet, surtout en des temps où les domaines suspectés de n’apporter aucune plus-value pratique immédiate risquent de se retrouver amputés de leurs moyens.
- L’Université de Zurich possède aujourd’hui une chaire ordinaire dédiée au thème de la formation professionnelle et continue.