Témoignages sur l’apprentissage expansif: aperçu d’expériences d’apprentissage par des formatrices et formateurs
L’individu et ses intérêts de vie personnels jouent un rôle clé dans la réussite des processus d’apprentissage expansif. Dans ce contexte, cet article s’intéresse à des points de vue de formatrices et formateurs, de coachs, de conseillères et de conseillers. Ces personnes mènent une réflexion sur leurs propres expériences d’apprentissage expansif, l’importance de ces expériences, leurs effets et leur influence sur leurs actions personnelles et professionnelles. Les témoignages recueillis montrent que l’apprentissage est un processus proche de la vie réelle. Ils invitent à approfondir la compréhension des processus d’apprentissage expansif et sont une source d’inspiration pour l’éducation des adultes et la formation continue.
Selon la théorie de Holzkamp centrée sur l’individu, l’apprentissage expansif est possible et probable si les opportunités d’apprentissage sont reliées à des intérêts de vie personnels, revêtant ainsi une importance subjective. Les personnes apprenantes agissent alors dans l’espoir d’élargir leurs capacités de réflexion et d’action, et d’améliorer leur qualité de vie (Holzkamp, 1995). L’individu et ses intérêts jouent donc un rôle décisif dans la réussite des processus d’apprentissage expansif. En effet, comme Haberzeth le décrit dans cette revue, l’apprentissage expansif ne peut se produire et/ou les efforts de transmission dans le cadre du travail éducatif restent vains si les personnes apprenantes, ou les personnes participantes, ne parviennent pas à établir de lien entre les thèmes d’apprentissage et leurs intérêts personnels et si elles ne sont pas prêtes à «les accepter sciemment et activement en tant que tâches d’apprentissage» (Haberzeth, 2025, p. 19).
Afin de mieux comprendre l’apprentissage humain, mission fondamentale de l’éducation des adultes et de la formation continue, et d’identifier des pistes de réflexion pour promouvoir l’apprentissage expansif (p. ex. dans le cadre d’offres de formation continue), cet article s’intéresse à des points de vue subjectifs. Des opportunités individuelles, des éléments d’importance et des conséquences d’expériences d’apprentissage expansif sont mis en lumière. Ces expériences s’inscrivent toutes dans un contexte professionnel ou quotidien spécifique. Ce sont des réflexions de personnes apprenantes, mais aussi de personnes exerçant des activités d’apprentissage pour adultes. Au-delà du regard que les formatrices et formateurs portent sur eux-mêmes, l’article vise également à favoriser la compréhension et la prise de conscience relatives au processus d’apprentissage expansif chez les personnes participantes.
Pour ce faire, la rédaction a interrogé dix formatrices et formateurs, coachs, conseillères et conseillers ou d’autres personnes exerçant des activités d’apprentissage pour adultes afin de connaître leurs propres expériences en matière d’apprentissage expansif. Les contributions s’intéressent plus précisément aux expériences ayant permis aux personnes concernées d’élargir leurs capacités de réflexion et d’action par rapport à leurs intérêts personnels, à ce que ces expériences leur ont apporté personnellement et dans quelle mesure elles influencent leur pratique professionnelle. Nous avons souhaité recueillir des réflexions individuelles sur leur propre apprentissage afin de présenter l’apprentissage non pas comme un concept abstrait, mais comme un processus personnel proche de la réalité. Les réflexions et expériences consignées par écrit ont abouti à dix témoignages très différents sur l’apprentissage expansif. On y trouve des conceptions individuelles de l’apprentissage expansif, des exemples de thèmes d’apprentissage significatifs sur le plan personnel et les effets des processus d’apprentissage expansif, tant dans la vie quotidienne que professionnelle. Ces témoignages invitent à considérer l’apprentissage du point de vue des personnes qui l’accompagnent au quotidien et le redécouvrent elles-mêmes sans cesse. Ils incitent à prendre conscience de son propre parcours d’apprentissage et à le poursuivre, et offrent un aperçu enrichissant de la diversité des expériences en matière d’apprentissage expansif.
Comprendre grâce à la langue
Quand je repense à mon parcours scolaire, je me rends compte que j’ai passé beaucoup de temps à acquérir des connaissances. Mais j’avais toujours la même impression, celle de ne pas avoir appris grand-chose. Beaucoup d’informations n’étaient enregistrées que dans ma mémoire à court terme, par exemple pour réussir un examen indispensable. Ou bien, lorsque je tentais de mettre en pratique ce que j’avais appris, je m’apercevais que je ne l’avais pas compris en profondeur, car il me manquait un lien avec le réel. C’est l’apprentissage de concepts ou de thèmes théoriques qui me semblaient sans importance qui me posait le plus de difficultés. En général, j’avais l’impression d’avoir réellement appris quelque chose seulement à force de le mettre en pratique, ou encore lorsque je voulais apprendre quelque chose pour me donner des opportunités professionnelles, en étant très motivée et sans me poser de questions au préalable.
Après avoir travaillé plusieurs années dans le département Marketing produits d’un groupe international à la suite de ma formation en gestion d’entreprise, j’ai souhaité un changement radical et je suis partie en Asie du Sud-Est pour travailler dans l’hôtellerie et l’aide humanitaire. Après un an et demi dans le sud de la Thaïlande, j’ai passé un an au Cambodge dans une ONG, puis je suis retournée en Thaïlande avec un nouvel objectif professionnel. À Bangkok, j’ai suivi une formation continue pour devenir directrice de cours d’anglais pour adultes, puis j’ai travaillé pendant plusieurs années dans une école de langues américaine. Pendant toute cette période passée en Asie du Sud-Est, je n’ai pas eu besoin d’apprendre la langue du pays pour y vivre et y travailler. Néanmoins, je voulais acquérir des connaissances de base pour mieux comprendre la culture de mon pays d’adoption et les besoins de mes élèves, pour la plupart thaïlandais. Je souhaitais également pouvoir communiquer avec les gens du pays dans leur langue.
Pour diverses raisons, je n’ai jamais suivi de véritables cours de langue. Grâce aux échanges avec mes collègues thaïlandais, mes élèves, mes amis, et à mes activités de tous les jours, comme prendre un taxi, faire mes courses au marché ou parler avec le personnel gestionnaire de l’immeuble, j’ai pu acquérir des connaissances de base pour communiquer à l’oral. Cet apprentissage informel, qui s’est fait en grande partie consciemment, mais aussi parfois de manière inconsciente, s’est révélé très enrichissant pour ma vie en Thaïlande. Pouvoir communiquer en thaï m’a permis d’avoir plus de contacts avec les gens, de mieux m’intégrer et d’être plus heureuse dans un pays étranger. De même, le fait de connaître la structure de la langue m’a permis de mieux comprendre mes élèves et leurs besoins dans le cadre des cours d’anglais. J’ai compris pourquoi ils faisaient toujours les mêmes fautes ou avaient des difficultés avec certaines règles grammaticales ou la prononciation de certains mots. Depuis, je suis plus ouverte aux autres langues et cultures et je m’y intéresse davantage.
J’ai fait une autre expérience d’apprentissage expansif au cours de mon séjour en Thaïlande. Influencée par mon bref passage dans l’hôtellerie et l’aide humanitaire, par le secteur du tourisme très présent en Asie du Sud-Est et par ma passion pour les voyages, j’ai développé un grand intérêt pour le tourisme durable. J’ai donc suivi pendant plusieurs mois une formation en ligne sur le développement de cette forme de tourisme. Cette expérience d’apprentissage m’a aidée à renforcer ma capacité de réflexion. Elle m’a également sensibilisée à penser et à agir de manière plus durable en matière de voyages. J’ai découvert ainsi des lieux et des projets de développement durable très enrichissants qui m’incitent aussi à adopter un comportement durable dans ma vie quotidienne.
Récemment, j’ai décidé de suivre une formation continue dans le cadre professionnel, non pas parce que j’en avais besoin pour répondre à des exigences de mon travail. En effet, je dispose des connaissances et des compétences nécessaires pour accomplir mes fonctions. J’ai choisi cette formation courte pour mieux comprendre les différents aspects et les enjeux, et répondre ainsi au niveau d’exigences élevé que je me fixe en matière de qualité dans mon travail. Je souhaitais me sentir plus compétente dans mon champ thématique et comprendre encore mieux les besoins de ma clientèle pour pouvoir y répondre. Le contenu de la formation et surtout les échanges pratiques avec les personnes participantes et les formatrices et formateurs ont été très enrichissants et m’ont permis d’aborder mon travail avec davantage de confiance en moi-même et de m’intéresser à de nouveaux domaines thématiques.
Depuis mon retour en Suisse, je ne travaille plus comme formatrice d’anglais, mais j’exerce depuis trois ans une activité accessoire de formatrice d’allemand langue étrangère/seconde langue. Les expériences d’apprentissage expansif que je viens de décrire ont aussi influencé mon action professionnelle en tant que formatrice. J’ai pu faire le constat que l’apprentissage issu d’une motivation personnelle m’a permis, dans certaines situations personnelles, d’élargir mes possibilités d’action et d’améliorer ma qualité de vie, et ce constat influence ma méthode pédagogique. Je souhaite que les personnes qui participent à mes cours apprennent aussi des choses pertinentes pour elles, qui leur donnent du plaisir et leur ouvrent de nouvelles perspectives. Dans mes cours, les contenus et les objectifs généraux d’apprentissage sont dictés par le Cadre européen commun de référence (CECR) et le matériel pédagogique est prédéfini par chaque école. C’est pourquoi j’essaie à chaque fois d’expliquer pourquoi les personnes participantes doivent apprendre telle ou telle chose et quelles sont les conséquences possibles si elles ne le font pas. En ayant connaissance de leur vécu, je m’efforce de replacer les situations d’action le plus possible dans le contexte individuel des personnes apprenantes et je leur fais part d’idées pour les aider à apprendre de manière plus autonome et davantage en fonction de leurs besoins personnels, malgré les directives. J’espère ainsi que les personnes qui participent à mes cours ressentent moins la pression de devoir atteindre un certain niveau de langue, qu’elles prennent plaisir à apprendre la langue et qu’elles tirent de mes cours des éléments qui enrichissent leur vie.
Prendre conscience de son propre rôle
Professionnellement, c’est dans le secteur de la santé que mon intégration sociale s’est faite. Pendant ma formation d’infirmier dans un grand hôpital, j’ai tout de suite été fasciné par la complexité du fonctionnement hospitalier, les différentes disciplines et la manière dont tous les éléments individuels s’assemblent pour former un ensemble qui fonctionne.
Dans mon quotidien, je me suis vite rendu compte que lorsque j’étais confronté à des situations difficiles dans mon rôle au sein du système hospitalier, les choses dépendaient de moi. Je peux prendre le temps d’aider quelqu’un en lui donnant des explications. Je suis la personne qui, pendant son service, peut identifier les difficultés et agir. Au final, c’est moi qui décide de réagir ou non, et de quelle manière. C’est à travers mon action que je change ou non les choses.
Je me suis rendu compte – et cela m’a marqué – que deux choses sont essentielles. D’une part, je me suis aperçu que mon rôle allait nécessairement de pair avec la prise de responsabilités: étant donné que j’assume cette responsabilité, je suis en mesure de changer les choses. D’autre part, il y a le comportement: j’essaie d’agir de manière appropriée dans une situation concrète. Pris séparément, ces deux éléments n’ont qu’une efficacité limitée. Mais si l’on parvient à réfléchir à son propre comportement et à agir en conséquence sur le moment, bien des choses deviennent possibles.
Aujourd’hui, j’estime que c’est grâce à ces expériences acquises au quotidien que j’ai pu passer ma maturité et faire des études parallèlement à mon travail à l’hôpital. Finalement, mes expériences dans le système hospitalier complexe m’ont conduit à ma vocation de psychologue du travail et des organisations. Dans d’autres fonctions professionnelles, que ce soit dans les ressources humaines ou dans le conseil pour les entreprises, j’ai pu aborder des thèmes et prendre en charge des projets en adoptant précisément l’attitude décrite ci-dessus. Et en retour, j’ai pu en tirer des enseignements. Pour moi, l’efficacité découle de l’action, en abordant des thèmes et en essayant d’assumer des responsabilités. Non pas parce que je suis particulièrement intelligent ou compétent, c’est souvent le contraire, mais tout simplement parce que mon rôle m’en donne la possibilité.
Dans ma fonction actuelle de chargé de cours et de directeur de centre à l’Institut de psychologie appliquée (IAP) de la Haute école zurichoise des sciences appliquées (ZHAW), j’attache de l’importance à ce que les personnes qui viennent chez nous pour se perfectionner et développer leur organisation puissent vivre cette expérience d’apprentissage et cette efficacité. Cela, d’une part, en réfléchissant à leur propre comportement, à la compréhension de leur rôle et à leurs valeurs, et en les affinant. D’autre part, en se familiarisant avec des outils et en les utilisant pour être efficaces, notamment dans des situations difficiles.
Comme toute compétence, celle-ci comporte aussi des effets secondaires. Les potentiels et les opportunités impliquent aussi des risques. En effet, quiconque assume des responsabilités est également responsable en fin de compte. Au quotidien, cela peut se traduire par un trop grand nombre de thèmes et de tâches, avec des dossiers qui s’empilent. J’ai moi-même appris que la prise de responsabilités ne peut pas fonctionner si l’on ne se fixe pas des limites individuelles et professionnelles. Ou, pour reprendre librement le carré des valeurs et du développement de Friedemann Schulz von Thun: outre l’aptitude à assumer des responsabilités au sein de son rôle, il faut également trouver ce savant équilibre qui consiste à percevoir ses propres limites et à s’en porter garant. Les deux ne sont pas simples. Si c’était le cas, ni l’apprentissage ni le développement ne seraient sans doute possibles.
Savoir couper sa radio
C’est paradoxal, mais il y a quelque chose de stimulant à ne rien comprendre ou presque. Cette sensation, je l’ai découverte il y a 20 ans, quand j’ai vécu six mois au Japon. Avec le peu de japonais que je parlais, je naviguais dans un monde où rien n’était automatique. Commander un repas, lire un panneau, comprendre une annonce dans le métro : tout demandait une attention totale, une présence absolue.
Loin d’être épuisante, cette hypervigilance était vivifiante pour moi. J’étais dans cette zone médiane où l’on comprend juste assez pour avancer, mais où chaque pas reste un défi. Plus tard, j’allais découvrir le concept de zone de confusion optimale, mais sur le moment, je savais juste que je me sentais vivante. Que chaque jour, j’en savais un peu plus, que je gagnais un peu plus en liberté et en contrôle sur mon environnement.
Cette découverte a pris tout son sens quelques années plus tard, suspendue à mon parapente, à 1000 mètres au-dessus du vide. Au milieu des nuages, j’avais littéralement ma vie entre mes mains. Lors des premiers vols, j'étais totalement dépendante de la voix de mon instructeur dans la radio. Mais, petit à petit, cette voix qui me guidait a commencé à m’agacer. Je voulais qu’elle se taise, qu’elle me laisse voler seule, faire mes propres erreurs, sentir par moi-même. Cette rébellion a été révélatrice: apprendre, c’est aussi prendre la responsabilité de décider, pas seulement exécuter.
Cette prise de conscience a certainement influencé ma façon d’accompagner mes propres apprenant·es. Elle m’a appris à reconnaître que l’aide peut devenir un frein. Comment laisser place à ce moment précieux où quelqu’un préfère couper sa radio, ce moment merveilleux où, en tant que formatrice, je dois disparaitre?
Il me semble que ces expériences sont profondément marquées par une forme de conviction naïve et joyeuse, présente très tôt dans mon enfance: si quelqu’un avait pu comprendre quelque chose avant moi, il n’y avait aucune raison pour que je n’y arrive pas. L’idée d’apprendre ne me faisait pas peur, et elle m’a offert une liberté plus vaste, celle de pouvoir décider de ma vie. Plus tard, j’ai lu une citation - dont je n’ai pas retrouvé la source - qui symbolise tout ce vécu: «apprendre, c’est comprendre, et comprendre, c’est être libre». Comprendre, pour moi, ce n’est pas empiler des savoirs, c’est pouvoir choisir, penser par moi-même, ne pas être à la merci de l’inconnu.
Il me faut nuancer: je ne crois pas à la vision méritocratique du quand on veut, on peut. Je sais qu’on ne part pas toutes et tous avec les mêmes chances. Mais je sais aussi que lorsqu’on rencontre un savoir qui résonne, un soutien juste, une marge d’autonomie possible, alors quelque chose se met en mouvement. Et ce mouvement-là, s’il est respecté, peut changer une vie.
Internet est arrivé quand j’étais adolescente, et soudain, j’avais accès à des ressources d’autoformation, quand je voulais, comme je voulais. Une révolution pour moi. J’ai appris à me former seule, à chercher, à creuser. Mais cette autonomie n’était pas synonyme de solitude. J’ai aussi eu la chance de rencontrer des mentors, qui donnent le droit de se donner le droit. Je pense à un professeur qui possédait un tel enthousiasme pour son sujet qu’il paraissait impossible de ne pas comprendre. Il avait cette même forme de naïveté joyeuse, qui permettait à chacun·e de le rejoindre. Aucune arrogance ou jugements de valeur.
À 18 ans, j’ai commencé des études universitaires parce que c’était la suite logique, mais sans réelle motivation. Je n’y ai pas trouvé de sens, alors j’ai arrêté juste avant de rendre mon mémoire de licence. Autour de moi, on m’encourageait à finir: «tu gâches tout, tu devrais finir, pour ta carrière». Mais je ne voulais pas construire une carrière, je voulais du sens.
Quinze ans plus tard, j’ai repris des études en psychologie. Pas pour un diplôme, mais parce que j’en avais profondément envie, portée par une motivation presque purement intrinsèque: en tant que formatrice d’adultes, je voulais comprendre comment on apprend. J’ai découvert que je réussissais tout sans avoir à lutter – pas sans effort, évidemment, mais les difficultés devenaient des défis enthousiasmants. Je me sentais exactement là où je devais être. Et ce sentiment m’a menée jusqu’au doctorat que je poursuis aujourd’hui. Pas pour le titre, mais parce que j’ai envie de comprendre, et parce que j’ai envie que ça serve, en rendant des connaissances accessibles à d’autres.
Ma relation à l’erreur s’est clairement transformée. Je ne vois plus les difficultés comme des fermetures, mais comme des indicateurs d’un besoin de clarification. Il faut savoir demander de l’aide, et parfois, il faut réorienter le chemin, mais les possibilités sont nombreuses.
Toutes ces expériences ont un point commun: elles m’ont rendue plus libre, plus confiante dans ma capacité à naviguer dans l’inconnu. Et c’est peut-être cela l’apprentissage qui nous grandit vraiment: celui qui transforme notre rapport au monde, pas seulement nos compétences.
Savoir écouter dans un monde bruyant
Comment ça? Pourquoi? On m’a souvent dit que lorsque j’étais enfant, je posais beaucoup de questions. Je voulais explorer le monde et le comprendre. Je ne pouvais avoir le journal de mon père que lorsqu’il avait fini de le lire. D’aussi loin que je me souvienne, mes parents se sont toujours intéressés à l’actualité dans le monde. Regarder le journal télévisé sur le canapé après le souper était devenu presque un rituel. Mais on ne remettait jamais les informations en question. Lorsque je quittais la maison familiale, les personnes qui prenaient chaque jour le train à la gare centrale de Zurich pour aller au travail étaient confrontées à une question passionnante: «Très cher monde, quelles sont les nouvelles ce matin?». À l’époque, la vitesse de transmission des actualités était raisonnable et les sources d’information vérifiables par rapport à aujourd’hui. Et pourtant, nous trouvions que c’était bien comme ça.
Trente ans plus tard, je suis toujours un enfant curieux qui souhaite comprendre le monde. Internet en temps réel a créé une surabondance de médias et il est difficile d’échapper aux flashes d’information constants. Internet offrait de nouvelles possibilités, en dehors des médias grand public, à savoir publier des opinions divergentes et toucher un large public. À un moment donné, ce flux constant d’actualités et de notifications sur mon smartphone a été de trop pour moi. J’étais devenu accro aux actualités. J’ai dû apprendre à doser ma curiosité pour ne pas m’épuiser mentalement et rester ouvert au monde.
Comment puis-je explorer le monde sans œillères? Comment acquérir des expériences d’apprentissage qui élargissent mon horizon intellectuel? Pour moi, l’apprentissage expansif signifie sortir des sentiers battus, penser et agir différemment. J’estime que l’apprentissage expansif n’est possible que si j’y trouve un sens. Je veux alors agir par conviction pour une idée ou une vision des choses. C’est l’essence même de l’innovation et du changement. En tant que concepteur pédagogique, j’aime donc rechercher des possibilités pour que les étudiantes et étudiants mènent par eux-mêmes des recherches, remettent en question et trouvent sur un thème des opinions diamétralement opposées afin qu’ils se forgent un point de vue différent. Si possible, j’invite les étudiantes et étudiants à un échange et un dialogue équitables. Comment se mettre à apprendre de manière expansive? Je commence par moi-même et mes préjugés. Honnêtement: ce n’est pas facile et je n’y parviens pas toujours. Le «Growth Mindset», c’est-à-dire le devoir de faire mieux, m’aide dans cette démarche. Lorsque j’y parviens, j’agis délibérément et de manière proactive en m’ouvrant au monde et en y participant.
Entre-temps, j’ai sensiblement réduit mon «temps d’écran». Ma consommation de médias se fait de manière plus consciente et plus contrôlée. L’application ScreenZen bloque mon accès aux portails d’information. Avant de pouvoir accéder aux contenus médiatiques du Guardian, du Spiegel, de la NZZ ou de la SRF, je dois me poser la question suivante: «Est-ce vraiment important, là, maintenant?». Dix minutes plus tard, la question réapparaît. Si je m’informe exclusivement via le journal hebdomadaire ou la Weltwoche, je passe à côté de bien d’autres points de vue qui ne sont pas nécessairement faux.
Une démocratie qui fonctionne repose sur l’échange d’opinions et de systèmes de valeurs différents. Je lis parfois des commentaires en ligne sur des sujets d’actualité brûlants. Les réseaux sociaux regorgent d’informations, d’opinions singulières présentées comme des informations fondées, et sont parfois de la désinformation ciblée.
La pandémie de coronavirus a provoqué une polarisation de la société. Les messages poussés encore plus à l’extrême ont une plus grande portée, alors que certaines personnes s’estiment «laissées pour compte» par la société et ne se sentent plus écoutées. Par le passé, des thèmes comme le changement climatique, les guerres, les migrations et les questions relatives à l’UE ont déjà fait l’objet d’âpres discussions autour d’un comptoir de bistrot. Aujourd’hui, il y a tellement de fausses publications sur les réseaux sociaux qu’il est quasiment impossible de savoir d’où proviennent ces informations sans un vérificateur de faits tel que Correctiv.org. Dans les théories du complot, il manque souvent de réelles indications à propos des sources utilisées. Cela vaut-il la peine de discuter longuement avec d’autres personnes du vaccin à ARNm si l’on n’est pas soi-même spécialiste de la question? Je ne le pense pas. Je pose des questions et j’essaie de répondre à ces personnes sans me contredire. Ou bien je demande que l’on m’indique les sources. Je cherche le dénominateur commun sur lequel nous pouvons nous mettre d’accord. Le dialogue commence par l’écoute. Ma curiosité m’a longtemps aidé à poser des questions pointues. À l’avenir, je voudrais poser des questions de manière plus lucide afin d’apprendre des autres et de façonner le monde avec eux.
Relever des défis
Arrivé quasiment au bout de ma carrière, après avoir quitté l’école à 16 ans car les études ne m’intéressaient pas, et obtenu un master en science de l’éducation à 45 ans tout en continuant à travailler, je me rends compte aujourd’hui de la place que l’apprentissage expansif a eu dans ma trajectoire professionnelle.
J’ai débuté aux CFF comme apprenti d’exploitation, la profession la plus basique du groupe, pour occuper actuellement à 60% une place de cadre spécialiste dans le développement des collaboratrices et collaborateurs de cette entreprise. Entre deux, j’ai fait trois apprentissage et treize métiers différents, dirigé dix services et 130 personnes durant quatre ans, ou encore eu la responsabilité de toutes les offres de formations «non-métier». Les 40% restants, je donne des formations dans plusieurs instituts de Suisse romande, dans différents modules menant au brevet fédéral de formateurs d’adultes (BFFA).
Quels liens entre ce parcours et l’apprentissage expansif? Et bien, si j’ai commencé à donner des cours professionnels à des apprentis contrôleurs, c’était en grande partie dû à mes activités sportives. Passionné de football et de ski, j’avais accompli des cours J+S pour entraîner des jeunes et pris des responsabilités dans des associations locales. Planifier les entraînements, organiser les activités, gérer des équipes, voilà autant de compétences que j’ai pu développer de manière plus efficace que si j’avais seulement étudié ces domaines dans des écoles. J’ai aussi pris la responsabilité d’une cabane de montagne gérée essentiellement par des bénévoles, ce qui m’a permis d’améliorer mes connaissances en gestion de projet lors d’une rénovation complète, ou encore mes compétences en communication au sein d’un comité d’une dizaine de personnes et avec les quelques septante personnes actives dans l’association pour que tout se passe bien durant la saison.
Durant les vingt premières années de ma carrière professionnelle, je n’étais pas vraiment conscient des raisons pour lesquelles on me proposait souvent de nouveaux défis liés à des postes pour lesquels je n’avais ni formation, ni titre formel normalement exigés. Mon enthousiasme, et certainement un peu de naïveté liée à mon égo personnel, ont probablement joué un rôle. Mais, avec le recul, je m’aperçois, un peu comme Monsieur Jourdin qui faisait de la prose sans le savoir, que j’étais en plein dans l’apprentissage expérientiel de David Kolb.
Lorsque j’ai commencé ma première formation continue universitaire en 2004, c’était simplement dans le but utilitaire d’obtenir le «papier» pour enseigner dans les modules du brevet de formateur d’adultes. À cette époque, c’est certainement l’effet Dunnig-Krueger qui me faisait me sentir plus compétent que je ne l’étais, persuadé que mes pratiques à elles seules suffisaient… Si, au début de mon cursus, j’étais encore dans une posture opposant la théorie à la pratique, surtout en référence à «la tour d’ivoire» que représentait pour moi l’université, j’ai réalisé que ce qui m’avait le plus permis d’avancer, ce n’était pas seulement les «expériences concrètes», mais bien le fait qu’inconsciemment j’analysais ce qui marchait ou non (observation réflexive) et que j’essayais d’en tirer des enseignements (conceptualisation abstraite) et que je les testais (expérience active). Lorsque j’ai compris cela, tout est devenu plus clair et j’ai compris l’intérêt d’articuler plutôt que d’opposer ces notions. Elles sont indissociables et se nourrissent l’une l’autre.
Aujourd’hui, j’ai la chance de rencontrer des personnes très différentes à travers mes activités et j’essaie de les encourager à utiliser leurs expériences passées pour soutenir leurs réflexions et les théories qu’elles découvrent pour enrichir leurs pratiques futures. C’est pour moi la meilleure des façons d’illustrer l’apprentissage tout au long de la vie.
La joie de vivre
L’apprentissage se fait non seulement à travers l’acquisition de connaissances, mais aussi par la transformation active de notre environnement et des liens avec notre existence. Dans le cadre de projets professionnels auto-organisés qui sont une sorte de recherche-action, les personnes participantes et moi-même découvrons de nouveaux liens qui sont autant d’expériences d’apprentissage expansif. Ces expériences concernent non seulement un projet mais, au sens plus large, intègrent le vécu personnel au quotidien, par exemple le logement, les achats, les relations amicales, etc.
Dans ma vie professionnelle et son contexte culturel axé sur l’art et le paysage, un domaine dans lequel je travaille depuis 25 ans, je me suis donné pour mission de m’analyser en tant que personne apprenante et de découvrir les éléments fondamentaux de mon apprentissage expansif. Je me suis très souvent posé la question suivante: est-ce que j’apprends seule ou en groupe? Comment est-ce que je conçois mes thèmes? Qui me donne un feedback ou me fait part de critiques? Et avec quelles autres personnes apprenantes est-ce que je partage des objectifs ou des environnements d’apprentissage?
À présent, je le sais: apprendre offre une liberté formidable! Dans mon milieu professionnel, la transmission et l’organisation de thèmes donnés permettent de relier mes environnements d’apprentissage. Certains thèmes restent présents sur tout mon parcours biographique, d’autres changent en fonction d’un mandat, d’une mission, d’une expertise. Les activités liées à cet apprentissage sont définies par des méthodes de recherche scientifique, l’analyse, la vérification et, aujourd’hui, par les travaux de projet indépendants. L’apprentissage continue d’évoluer avec la constitution de groupes de travail de personnes apprenantes, de tutoriels ou de mentorats dans un contexte scientifique, des travaux d’évaluation ou de la participation à des associations. Mes lieux de travail sont multiples: mon bureau personnel, différents ateliers communautaires, des espaces de coworking en tant que travailleuse indépendante à l’étranger, des espaces off culturels ou des festivals et événements culturels temporaires.
Comme beaucoup d’indépendants qui exercent dans le milieu culturel, je travaille souvent seule et je dois organiser en parallèle des projets à court ou long terme, tout en développant mon réseau. Cet apprentissage s’appuie sur mes propres points de vue en tant que personne apprenante, et non sur un idéal ou un objectif de formation dicté par des normes.
C’est ainsi qu’au milieu de la cinquantaine, au début de ma nouvelle activité professionnelle, toujours en tant qu’indépendante, j’ai commencé à analyser mes thèmes plus en détail. J’ai suivi des cours dispensés par des organismes de formation continue sur les nouveaux médias et l’IA, et j’ai lu beaucoup d’ouvrages sur les thèmes dans lesquels j’estimais être spécialisée. J’ai organisé des projets de grande envergure et de longue durée, où j’ai pu approfondir différents thèmes propres à mon domaine de spécialité: la mise en place dans la région des Alpes d’un mouvement d’horlogerie de deux artistes munichois, doté d’éléments numériques, et une exposition dans un espace indépendant, «Embodied landscape», présentant les œuvres de sept artistes, qui intègrent et thématisent des éléments paysagers.
Les artistes participant à ces deux projets sont restés en contact via Zoom au sein d’un groupe de discussion, et nous nous sommes rencontrés pour clarifier les questions liées au contenu et à l’organisation. Un groupe est toujours en contact régulier aujourd’hui. Nous nous sommes retrouvés presque au complet au printemps dernier à l’association Kunstverein Lunden et avons travaillé dans un paysage de polders, de digues et de canaux créés par l’humain avec des artistes bien établies localement, et nous nous sommes plongés dans l’univers de la mer des Wadden. Un autre projet commun a vu le jour après différentes réunions Zoom qui nous avaient permis d’échanger sur des livres, des articles scientifiques et d’autres aspects. Souvent, l’apprentissage expansif signifie aussi entretenir des contacts personnels.
Dans ma vie quotidienne aussi, les projets se développent. Depuis plus de dix ans, je possède un alpage où en été, je découvre par moi-même la vie à 1500 mètres d’altitude. Je fais partie d’une coopérative alpine et, dans l’étable transformée, j’aménage une bibliothèque dédiée à la région des Alpes et à son exploitation agricole et paysagère. Mes propres livres sur ce thème s’y trouvent également; je suis heureuse que cet environnement d’apprentissage dans mon alpage se développe et je montre aux visiteuses et visiteurs ce qui est en cours de création.
La réflexion commune sur les processus d’apprentissage permet de consolider et développer ma pratique professionnelle, elle m’apporte également de la joie de vivre. Et, autre chose non négligeable, je découvre une multitude de nouvelles recettes de cuisine de la région des Alpes, que j’expérimente bien sûr. Je passe donc beaucoup de temps à cueillir des plantes, à cuisiner et à préparer les repas! Mes macaronis des Alpes sont des pommes de terre à l’eau et des penne. Au moment de servir, j’y ajoute des rondelles d’oignon rissolées et, bien sûr, de la compote de pommes faite maison.
Croissance personnelle
Le concept d’apprentissage défensif élaboré dans la théorie de l’apprentissage centrée sur l’individu de Klaus Holzkamp s’applique étonnamment bien à mon parcours de scolarité obligatoire et à mon apprentissage. Ce concept signifie s’adapter aux exigences d’apprentissage; celui-ci a lieu sans participation intérieure. C’est une sorte d’intégration silencieuse, qui ne produit aucun effet. Dans mon cas personnel, cela s’est exprimé par une adaptation au manque de prise en compte de l’individu qui caractérisait mon école. Je ne montrais aucun intérêt et n’éprouvais aucune motivation pour les contenus d’apprentissage ni pour l’apprentissage en tant que tel.
Dans son livre Souvenirs d’un Européen, Stefan Zweig décrit la manière dont une grande partie de son éducation s’est déroulée en dehors des institutions prévues à cet effet, car les questions brûlantes et les impressions qui étaient les siennes n’avaient pas leur place dans ces institutions. Cela vaut aussi pour les premières étapes de mon parcours éducatif. L’école m’a laissé de côté. Toutefois, avec le recul, ces obstacles ont été tout sauf inutiles. Bien au contraire, ils ont été un fondement sur lequel j’ai pu m’appuyer.
Certes, la conception de l’éducation a considérablement évolué depuis les réflexions de Stefan Zweig des XIXe et XXe siècles. Mais les discussions de fond restent étonnamment d’actualité. Même sous l’influence de nouvelles technologies, les points qui font débat ne changent que de manière marginale. Le système éducatif de ma jeunesse m’a placé devant des exigences imprécises, qui ne trouvaient leur expression dans aucun plan d’études, mais qui avaient toutefois de l’effet. Plus tard, on leur a donné un nom: les Future Skills.
Je suis convaincu que Stefan Zweig, en tant que personne privilégiée, éduquée et socialement favorisée, s’est entraîné dès sa jeunesse à développer bon nombre de ces «nouvelles» compétences. Elles désignent la capacité à gérer l’incertain, à supporter l’inconfortable, à améliorer activement des situations, à faire de l’accomplissement l’objectif vers lequel il faut tendre, parfois en tant qu’élève, parfois en tant qu’ami dans la structure sociale de la classe. Étant donné que l’éducation institutionnelle entrave souvent le potentiel et les intérêts des élèves, les marges d’action se développent souvent dans des contextes où on ne s’y attend pas. Les capacités d’action et l’auto-efficacité apparaissent alors. Elles ne peuvent pas être mesurées avec des notes, mais elles s’expriment dans des décisions autonomes. Les observations de Zweig semblent révéler une trop grande résignation à mon sens: «Nous devions mériter d’abord par une attente patiente tous les modes de notre élévation.» Au contraire, mes expériences d’apprentissage à l’école sont marquées par des travaux en groupe et par une réflexion avec les autres. Mon apprentissage s’est déroulé dans des formes sociales qui, rétrospectivement, ont beaucoup contribué au développement de mes compétences en résolution de problèmes. Je ne parlerais pas d’élévation ni d’ascension, mais de croissance personnelle. Il ne m’a pas fallu simplement endurer et attendre, mais cela m’a aidé à surmonter ma frustration vis-à-vis du programme scolaire.
À mes yeux, il s’agit là de compétences transformationnelles. Ce sont des capacités associées à l’exigence selon laquelle la société se développe dans une direction qui est favorable et saine. Elles sont devenues le socle de mon parcours éducatif et professionnel. Se développer en se confrontant à des problèmes pratiques et élargir ses capacités d’action sont essentiels et l’importance de ces deux compétences m’a été expliquée dans les sciences sociales.
Le lien entre travail social et éducation a toujours présenté pour moi un caractère extrêmement personnel. La combinaison de ces éléments m’a permis de développer une compréhension de l’éducation qui me guide encore à ce jour. L’habilitation, la liberté de choix, la critique et la connaissance – ainsi que la liberté qui en découle – sont pour moi des repères essentiels dans cette compréhension.
Une éducation en arrière-plan de l’éducation prévue, une méta-éducation, que l’on appellerait aujourd’hui plutôt «formation informelle», a créé en moi l’image d’une voie malléable. Selon moi, un apprentissage qui crée des capacités d’action ne se définit pas par un concept concret, ni par une institution de formation précise. Il a lieu par intermittence, entre des séquences de formation, entre des périodes professionnelles, entre les grandes étapes de la vie.
Ce qui est important dans ce cadre, c’est la mise en relation des expériences, la cohésion et ce qui émerge, chaque nouvelle chose qui se produit à partir de l’interconnexion imprévue de connaissances. Mon apprentissage s’est déroulé par étapes discontinues, non linéaires. Il s’est développé avec la maturité à l’âge adulte, avec des décisions tardives pour les études et avec des activités professionnelles éloignées des disciplines apprises. Mais, l’intégration constante de ces expériences a créé pour moi beaucoup de sens et représente une valeur ajoutée durable.
Aujourd’hui, avec ce parcours, je profite de manière beaucoup plus intensive des expériences d’apprentissage formalisées. Dans mon activité professionnelle dans la formation, je considère que la voie qui a été la mienne m’a offert un riche potentiel.
Se transformer pour revenir à soi
Pendant longtemps, j’ai avancé avec cette idée qu’il fallait bien faire. Suivre un parcours sérieux, sécurisant, responsable. J’ai commencé par une maturité commerciale, puis j’ai enchaîné des postes administratifs. C’était cohérent, rassurant… mais ce n’était pas moi, pas vraiment. Je ne le savais pas encore à l’époque, parce que je n’étais pas consciente de qui j’étais, ni de ce que je voulais vraiment. Je vivais en mode automatique, comme beaucoup d’entre nous. On fait des choix logiques qui se basent sur des éléments connus, sans toujours se demander s’ils nous ressemblent. J’ai suivi le parcours académique. En fait, j’ai suivi le parcours d’une de mes sœurs.
On change avec le temps, les expériences, les rencontres. On évolue. Et la vision qu’on porte sur soi, sur les autres, sur la vie, change elle aussi. Alors d’autres choix deviennent possibles. Plus justes. Plus alignés.
Mon tout premier rêve, c’était de devenir physiothérapeute. J’étais attirée par le soin, le contact, le corps. Finalement, la vie m’a conduite ailleurs, vers des fonctions administratives, puis vers les ressources humaines en tant que formatrice d’adultes. Et même si ce n’était pas ce que j’avais imaginé au départ, c’est là que j’ai commencé à sentir une forme de justesse. J’aimais être là pour les autres, écouter leurs parcours, leurs doutes, leurs motivations, aussi bien pour les nouveaux collaborateurs que pour les personnes ayant envie de déposer des éléments importants de leur vie; l’idée étant ainsi de faire émerger aussi un sens d’intelligence collective pour trouver ensemble des solutions.
Personnellement, j’ai toujours eu besoin de diversité, de mouvement, de profondeur. La variété n’est pas un luxe pour moi, c’est une nécessité. C’est ce qui me nourrit et me donne l’élan de me lever chaque matin. J’ai compris que je ne pourrai jamais me contenter d’un rôle figé ou d’un quotidien routinier et sans surprises. J’ai besoin d’être en lien avec des histoires humaines, toutes singulières.
Alors j’ai cherché. L’hypnothérapie est entrée dans ma vie un peu par hasard, comme une réponse à un besoin que je n’arrivais pas à formuler. Tout d’abord en devenant instructrice de massage pour bébés et enfants, puis ensuite maître praticienne d’hypnose. Ce fut un tournant. Ce travail intérieur m’a reconnectée à ce que j’avais mis de côté. J’ai appris à écouter autrement, à ralentir, à faire confiance aux silences. Et j’ai compris que l’accompagnement ne se résume pas à des conseils, mais à une présence juste et à l’écoute.
Aujourd’hui, j’aime dire avec humour que je n’ai peut-être pas massé des dos, mais que je masse des esprits dans mes divers métiers de formatrice ou maître praticienne d’hypnose. Je ne touche pas les épaules, je touche les croyances. Et d’une certaine manière, mon rêve de soin s’est réalisé… autrement.
C’est aussi à cette période que j’ai découvert Les quatre accords toltèques de Don Miguel Ruiz. Ce livre m’a profondément marquée. Quatre phrases simples qui, appliquées au quotidien, changent tout; ces accords sont devenus des repères. Ils m’ont aidée à sortir de la réactivité, à pacifier mes relations, à me reconnecter à une forme d’alignement intérieur. Ils sont encore aujourd’hui une boussole que je partage souvent avec les personnes que j’accompagne.
Je réalise aujourd’hui que je suis la somme de tous mes choix. Les bons, les hésitants, les spontanés. Ceux que j’ai faits en conscience, et ceux que j’ai faits un peu à l’aveugle. Et c’est ce qui fait la richesse de mon parcours. Rien n’a été inutile. Chaque détour a eu son sens.
Aujourd’hui, je me vois comme une personne de lien. Parfois formatrice, parfois thérapeute, parfois coach ou même conseillère, oui conseillère Thermomix. Peu importe le titre. Ce qui compte, c’est ce que je crée: un espace où l’autre peut se poser, respirer, échanger. Un espace sans jugement, sans masque, sans pression.
Je ne propose pas de méthode miracle. Je propose une présence lors de mes formations ou lors des séances en individuel. Un chemin, souvent intime, parfois inconfortable, mais profondément libérateur. Et chaque fois qu’une personne retrouve son élan, sa clarté, son pouvoir d’action… je sais que je suis à la bonne place.
Gérer l’incertitude
Cuba, La Havane, avril 2018: un ciel bleu et, devant nous, l’Atlantique, immense et inconnu. Nous sommes six personnes sur le pont du Marlin Expeditions. Je suis novice parmi ces navigateurs qui s’apprêtent à effectuer la traversée ouest-est.
Je n’ai jamais cherché à relever des défis, ce sont eux qui sont présentés à moi, tant sur le plan professionnel que personnel. Cela tient peut-être au fait que j’aime oser, expérimenter des choses ou que je suis à l’aise dans des contextes nouveaux et inconnus, et que j’arrive rapidement à établir des relations avec les gens et à me connecter à l’environnement. Mais d’où cela vient-il?
On largue les amarres et on lève l’ancre: les premiers jours sont rudes, nous naviguons au plus près du vent, nous louvoyons, nous faisons connaissance, nous prenons nos postes, pas question d’aller sur le pont inférieur.
Voilà comment cela se passe sur un voilier, dans un espace très restreint et au plus près de ses compagnons navigateurs, du bateau et de l’océan. Je n’arrive pas encore à déterminer ce que me réservent les prochaines heures, les prochains jours, les prochaines semaines. Une chose est sûre: cela doit fonctionner et il me faut être à la hauteur. Et voilà, je deviens une experte: l’endurance, la communication, la motivation et la responsabilisation sont des qualités exigées, tout comme la capacité à gérer de manière pragmatique et détendue l’inexpérience et la météo instable. Suis-je la perle rare?
Maintenir le cap: les jours sont merveilleux sur l’océan infini, les nuits sont magiques sous le ciel étoilé. Elles sont fatigantes quand il faut monter la garde. La vie au ralenti est intense.
Et soudain, les choses prennent une tournure passionnante et stimulante. Il faut sans cesse réévaluer la situation, interpréter les conditions, faire des plans, les rejeter ou les modifier en permanence. Il est essentiel de mobiliser les ressources personnelles et collectives pour rester détendu et opérationnel. Il faut être en harmonie et en confiance avec soi-même, avec les autres, avec le bateau et avec les éléments.
Accoster, fixer les amarres: on a réussi! Le sol tangue. On a réussi? La nostalgie de la mer s’installe, tout comme le besoin d’incertitude, d’impermanence et de changement.
Au début, il a fallu du courage, de la confiance et se persuader que ce sera une expérience bénéfique. Les expériences immédiates m’ont donné de la force jour après jour. J’ai constaté à quel point j’utilisais de manière consciente mes ressources et que je pouvais les modeler, les adapter.
Pendant cette traversée de l’Atlantique, j’ai pu me rendre compte que les plans ne sont jamais figés, qu’il faut sans cesse les modifier ou les réorienter pour réagir à des conditions changeantes. Cette expérience m’a montré à quel point il est important de réévaluer sans cesse chaque situation, de penser de manière flexible et d’agir spontanément afin d’atteindre l’objectif souhaité. J’ai pu me rendre compte que l’incertitude et l’inexpérience n’étaient pas une faiblesse, mais une opportunité. Ce n’est pas la connaissance, mais l’ignorance qui a renforcé ma résilience et mon efficacité personnelle et qui m’a permis d’avoir des idées créatives et des solutions non conventionnelles.
Et j’ai aussi appris à apprécier le potentiel des autres et la diversité, cette tension inspirante générée par le mouvement et l’inconfort, qui ne peut se développer que dans un climat d’ouverture et de confiance. Ensemble, nous avons élargi nos compétences, nous avons appris à faire preuve de créativité avec des ressources limitées et à garder notre calme pendant les moments d’incertitude et ce, malgré (ou grâce à) quelques discussions tendues.
Cette expérience a un effet durable sur mon action professionnelle dans l’éducation des adultes. Au lieu de m’en tenir à des concepts rigides et à des planifications détaillées, je conçois les processus d’apprentissage de manière dynamique, je mise sur des environnements d’apprentissage flexibles, dont l’issue est indéterminée; j’encourage les personnes apprenantes à tracer leur propre voie. Comme avec la voile, où tout l’équipage maintient le cap, l’apprentissage crée lui aussi un espace pour les actions collectives, créatives et orientées sur les ressources. Cela favorise les processus d’apprentissage, qu’ils soient individuels ou communs.
Souvent, au travail comme dans la vie de tous les jours, il n’est pas possible de maîtriser les conditions extérieures. Il est donc d’autant plus important d’utiliser de manière astucieuse et créative les possibilités à notre disposition. Il ne s’agit pas de viser la perfection, mais de penser en termes de scénarios et de faire des expériences avec des prototypes pour être flexible et en mesure de réagir rapidement aux changements.
C’est aussi dans cet esprit que je conçois l’excellence professionnelle dans l’éducation des adultes: développer une perception de soi créative, interagir avec les autres et renforcer la confiance en soi pour qu’elle agisse comme un catalyseur de transformation.
Découvrir et expérimenter
Pour illustrer une situation où j’ai pu élargir (sur le plan spatial) mes capacités d’action, je voudrais parler de mon dernier stage au séminaire pour enseignantes et enseignants d’école primaire. On pouvait choisir soi-même le stage de quatre semaines et l’on n’était pas tenu de l’effectuer dans le degré dans lequel on voulait enseigner plus tard. Mes collègues ont mis à profit cette possibilité pour travailler dans des écoles spécialisées ou pour enseigner dans un autre degré. À l’époque, je voulais partir à l’étranger. Je trouvais que le cadre offert par les écoles dans le canton de Zurich était trop étroit. J’ai donc d’abord contacté des écoles suisses à l’étranger pour me renseigner sur les possibilités de stage, mais malheureusement je n’ai reçu que des réponses négatives.
L’année précédente, j’avais fait un voyage en Australie et j’avais découvert les écoles de l’arrière-pays («Outback»), ces fameuses «Schools of the Air» ou écoles par la radio. Après les refus des écoles suisses, j’ai envoyé ma candidature à deux écoles de l’Outback et j’ai tout de suite reçu des réponses positives.
J’ai effectué mon stage à la «Kimberley School of the Air» en Australie-Occidentale. J’ai passé la première semaine à Derby; je logeais dans la famille du directeur de l’école et je travaillais dans le bureau de l’école équipé d’un système de transmission radio. C’était l’époque avant l’arrivée d’Internet. Les classes échangeaient par radio une à deux fois par semaine à heures fixes. Les devoirs et les supports didactiques étaient régulièrement acheminés par avion et ils étaient ensuite rassemblés. Les élèves apprenaient à des «stations», souvent avec leur mère qui travaillait avec eux sur les supports didactiques envoyés. Les questions étaient traitées en commun par radio avec le personnel enseignant. Pour compléter cet enseignement à distance, les enseignantes et enseignants effectuaient des visites annuelles de ces différentes stations. Elles duraient un à deux jours et servaient avant tout à nouer des contacts personnels, à découvrir l’environnement (d’apprentissage) des enfants, à échanger avec le personnel enseignant sur place et, le cas échéant, à obtenir ou donner des conseils pour l’enseignement ou l’apprentissage. J’ai eu l’occasion d’accompagner une enseignante lors d’un tel voyage d’une semaine. À l’époque, j’avais été très impressionnée par les vastes étendues du Kimberley, la solitude aux stations et la façon dont la vie et l’apprentissage s’organisaient autour de cette manière de vivre hors du commun. Lors de la dernière partie de mon stage, tous les enfants et toute l’équipe scolaire se sont rendus à Broome pour le School Camp annuel. Cet événement constituait le temps fort de l’année scolaire pour les élèves. Pendant toute une semaine, ils ont pu expérimenter l’école «normale», en totale contradiction avec l’image que l’on se fait des camps scolaires ici, en Suisse. Les élèves ont pu découvrir la structure sociale d’une classe, ils pouvaient s’asseoir sur de véritables bancs d’école et il y avait une sonnerie pour les récréations. Le temps d’une semaine, les élèves ont profité d’un enseignement tel qu’il est pratiqué ailleurs dans le monde.
Je garde aussi un souvenir précis de l’un des derniers après-midis à Broome, lorsqu’une initiation à l’utilisation d’Internet avait été organisée pour l’équipe scolaire. Au cours de celle-ci, il avait été question des conséquences de l’arrivée de cette nouvelle technologie. Aujourd’hui, 33 ans plus tard, on peut retrouver l’école via son site Internet. Une nouvelle visite serait certainement passionnante au vu des évolutions technologiques qui ont eu lieu depuis.
Avec le recul, cette expérience (d’apprentissage) m’a beaucoup marquée, même si elle ne peut être résumée à un seul objet d’apprentissage, par exemple les études ou la dissertation. La possibilité d’organiser personnellement un stage dans une école dans le cadre duquel j’ai pu assouvir mon envie de découvrir et de voyager, oser quelque chose et revenir avec une multitude d’expériences et d’impressions a été pour moi une expérience d’apprentissage d’une valeur inestimable. Je suis convaincue que cette expérience du succès et de l’efficacité personnelle a façonné la suite de mon apprentissage. C’est aussi certainement la raison pour laquelle j'ai ensuite recherché et effectué d'autres formations initiales et continues et j’ai conservé cette curiosité.
Si l’on part du principe que l’espérance de vie moyenne est de 86 ans pour les femmes en Suisse, j’en suis déjà à plus de la moitié de ma vie. Je me pose donc de plus en plus la question suivante: sous quelle forme mes futures expériences d’apprentissage se dérouleront-elles? Compte tenu des limites physiques, les événements d’apprentissage permettant d’élargir ses possibilités d’action auront lieu dans des contextes radicalement différents lorsque je serai âgée. Malgré ces possibles limites physiques, j’espère conserver cette curiosité, cette confiance en moi, ce plaisir d’apprendre et cette envie de découvrir et de rechercher de nouvelles possibilités d’action.
Bibliographie
Haberzeth, E. (2025): Expansives Lernen und subjektbezogene Lerntheorie. Dans: Education Permanente EP, 2025/2, pp. 8–21. Zurich: FSEA.
Holzkamp, K. (1995): Lernen. Subjektwissenschaftliche Grundlegung. Campus Verlag.
Autrices et auteurs des témoignages sur l’apprentissage
Introduction et rédaction