22.11.2022
N°2 2022

Formation culturelle ou règne de la technologie?

Nous sommes appelés à apprendre tout au long de notre vie. Mais pour quoi, au juste? Pour maîtriser les machines dans le quotidien professionnel ou pour mieux nous comprendre? À l’origine de l’éducation des adultes, il y avait la vision d’une formation continue culturelle qui forge l’individu. De nos jours, elle se situe dans l’ombre d’une offensive généralisée de numérisation qui transforme le secteur de la formation de fond en comble. Il est temps d’éclairer cette question.

En tant que président des universités populaires suisses, il m’arrive parfois de rêver à la manière dont nos membres et nos offres pourraient évoluer. En fermant les yeux, je vois alors une Suisse émaillée de séminaires de philosophie, parcourue d’excursions historiques, foisonnante de cours de littérature, d’art, de musique, mais aussi de technique, de médecine, de psychologie, de théorie sociale, de critique des médias. On y discute, questionne, envisage, invente et rejette avec animation, jeunes et vieux1 se passionnent. Le niveau est ambitieux, quelque part entre le journalisme de qualité et la sphère académique. Et tout cela est stimulé par une espèce d’euphorie, une soif de comprendre. Comment fonctionne ce qui nous entoure? Comment fonctionnons-nous au sein de ce qui nous entoure? Qu’est-ce que cela nous fait, et que faisons-nous avec?

Mais parfois, je suis également agité par des cauchemars, la plupart du temps lorsque j'écoute des débats parlementaires sur la formation ou l’économie. Le pire de ces cauchemars: les robots n’ont pas seulement évincé les enseignants et les formateurs – car cela arrive déjà aujourd’hui – mais également les élèves et les étudiants, jeunes ou vieux. Des machines enseignent à des robots. Des robots forment des appareils intelligents aux développements les plus récents de l’intelligence artificielle. Et la population, que fait-elle? Elle va à la plage ou regarde Netflix.

Si quelqu’un me demandait lequel de ces deux scénarios est le plus susceptible de se réaliser, je respirerais un bon coup et je dirais: le second. Or, je n’ai absolument rien d’un briseur de machines. Bien au contraire, je suis convaincu des bienfaits de la technologie numérique. Elle facilite ma vie quotidienne tout comme celle de tant d’autres. Ce qui me rend sceptique, c’est la politique, notamment la politique éducative, qui est tombée dans une euphorie de la numérisation et préconise l’adaptation accélérée des technologies numériques à tous les niveaux. L’EPF Zurich et l’UBS viennent de signer un contrat de 40 millions visant à gagner davantage de jeunes aux disciplines MINT (NZZ, 26.8.2022). Pourquoi n’y a-t-il pas de tels accords pour les sciences humaines? Parce que, nous répète-t-on comme un mantra, la Suisse se trouve dans une course mondiale qu’elle peut gagner à l’aide de l’informatique et des start-up. Même si la vision de l’homme qu’elle avance est formulée de manière fort engageante, la politique de la formation se réduit dans la pratique à ce mantra de la prospérité. Tout sert à augmenter la productivité. Une nouvelle avant-garde se constitue. Si l’on envoie dans la Silicon Valley des enfants de 5 ans en camps d’été pour qu’ils apprennent à programmer de façon précoce (NZZ, 19.8.2022), on voit se dessiner ici une nouvelle conscience de classe – celle de l’élite numérique. C’est le point culminant d’une évolution que la formation continue avait justement pour dessein d’empêcher il y a un siècle. 

L’homme autoresponsable

La Réforme a donné une forte impulsion à l’idée de l’éducation pour tous. La Réforme était une révolution de la parole, contre la Chrétienté romaine qui se fiait aux sens – aujourd’hui, nous dirions «à l’immersion». La Réforme imposa l’idée que les hommes devraient savoir lire et écrire, et peut-être également compter. Cette idée s’est maintenue dans la notion moderne des compétences de base. Ni Luther, ni Zwingli, ni Calvin ne pouvaient prévoir qu’il allait en découler une éthique protestante du travail qui glorifierait celui-ci comme action au service de Dieu, et interpréterait le succès et la richesse comme le signe d’appartenance des élus. Max Weber l’a exposé de manière convaincante dans sa légendaire étude de 1904/1905 «L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme». 

Pour les Réformateurs, le sens de l’existence humaine consistait à plaire à Dieu, et non pas à s’épanouir. Ils visaient l’instruction, et non pas l’émancipation de l’individu. Pour eux, les personnes qui savaient lire étaient donc plus proches de la parole de Dieu, de la vérité immuable. 

Afin que l’idée de l’éducation comme épanouissement de l’homme puisse prendre effet, il fallut attendre le mouvement des Lumières. C’est lui seulement qui allait inventer la conception de l’individu égal en droits, et le libérer des chaînes de la condition de paysan, d’artisan ou d’aristocrate. Il le lâcha dans la liberté, qu’il devait façonner lui-même. Cette mise en liberté dans le vide, qui était également une libération des chaînes de la religion, constitua la condition préalable pour la transformation capitaliste de la société. Les nouvelles fabriques qui émergèrent grâce au progrès scientifique avaient besoin d’ouvrières et d’ouvriers. C’étaient les habitants de la campagne et les artisans paupérisés. La radicalité de la reconfiguration entraîna une misère inimaginable du nouveau prolétariat, qui travaillait dans des conditions inhumaines et sans protection dans les milieux crasseux de l’industrie ou à domicile. La formation restait un privilège de la bourgeoisie.

Il fallut attendre encore un siècle avant que ne s’impose l’idée que la formation était un processus dynamique qui n’était pas terminé avec l’acquisition des compétences de base et la fonctionnalisation pour le monde du travail. Il y eut des précurseurs de cette éducation naissante des adultes. Parmi les plus importants comptait Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827). Sa conception d’une éducation proche de la nature, développant à titre égal la tête, le cœur et la main, soit l’intellect, les sentiments et la dextérité pratique, eut une influence considérable sur les théoriciens de l’éducation de son époque. Par le biais du «Helvetisches Volksblatt», Pestalozzi s’engageait également en faveur de l’éducation des adultes. Bien que ses propres initiatives éducatives ne connurent pas de succès, la semence était plantée.

De toutes parts, des sociétés de lecture virent le jour. On assista ensuite, en 1810, à la création de la Société suisse d’utilité publique, qui se consacrait à la lutte contre la pauvreté, notamment à l’aide de l’éducation des adultes. En 1838 fut constituée la Société du Grütli, avec une «école libre pour hommes» qui donnait des cours de disciplines artistiques et d’instruction civique. En 1839, on fonda la première Académie ouvrière à Genève, qui devint en 1900 l’Université ouvrière (Furrer 2013). 1888 fut l’année de création de la Société d’utilité publique des femmes suisses, qui se consacrait à l’éducation des mères. En 1904 suivit l’Association populaire catholique suisse, qui s’attachait à promouvoir les sciences et les arts dans l’esprit de la doctrine catholique. En même temps, les premières Journées des universités populaires eurent lieu en Allemagne, et les associations d’éducation populaire prirent leur essor. Près de 8000 de ces associations virent le jour jusqu’en 1913. Désormais, c’était aux individus de saisir les chances qui s’offraient à eux et les barrières étaient peu élevées.

Ce ne sont là que quelques aperçus d’une évolution qui marqua le XIXe siècle et qui s’opposa aux impacts défavorables de l’industrialisation en force. Il fallut la catastrophe de la Première Guerre mondiale pour que puisse mûrir l’idée d’une formation culturelle générale, détachée de l’instruction ou de la politisation. Les universités expérimentaient dès le XIXe siècle des cours pour l’ensemble de la population, tout à fait dans l’esprit des University Extensions anglaises. Vers le tournant du siècle, l’idée d’une institution spécifique se cristallisa: celle de l’université populaire comme école du soir. En 1919, la République de Weimar l’inscrivit même dans la constitution: «Le système d’éducation populaire, y compris les universités populaires, doit être encouragé par l’État, les Länder et les communes» (Schneider 2019). Cela déclencha un boom qui fit apparaître 174 universités populaires jusqu’en 1920 en Allemagne. Le mouvement gagna également la Suisse. Les universités populaires de Bâle, Berne et Lucerne furent fondées en 1919, celle de Zurich en 1920.2 Leur succès supposait une révision du droit du travail: la réduction du temps de travail hebdomadaire de 60 à 48 heures, conquise par la grève générale de 1918 et mise en œuvre à partir de 1920, ainsi que la création d’une instance responsable politiquement neutre. Zurich prit ces mesures de façon exemplaire. Le Conseil d’État souhaitait une université populaire or, nombre d’initiatives existantes d’éducation populaire briguaient ce statut. En exerçant une pression modérée, le gouvernement les contraignit toutes à se regrouper au sein d’un organisme neutre commun, la «commission centrale» (Wiederkehr 2020, p. 17). Désormais, la formule était la suivante: 8 heures de travail, 2 heures d’école – la devise de la vie à l’ère industrielle moderne.

L’idée de l’université populaire, c’est-à-dire d’une institution éducative s’adressant aux adultes, associant la théorie et la pratique, le savoir et les questions existentielles, remonte à Nikolai Frederik Severin Grundtvig (1783-1872). Le théologien, homme politique et pédagogue populaire danois établit vers le milieu du XIXe siècle sa première université populaire sous forme d’internat. Les élèves et les enseignants y vivaient ensemble 24 heures sur 24, et développaient ensemble leur perception du monde. Ce modèle très apprécié en Scandinavie atteignit également l’Allemagne du Nord. Le Thurgovien Fritz Wartenweiler (1889-1985), un écrivain, pédagogue et éducateur populaire, tenta de propager en Suisse le modèle de l’université populaire en internat. Il consacra sa thèse de doctorat à Grundtvig et établit en 1919 le foyer d’éducation populaire Nussbaum à Frauenfeld, et en 1935 le foyer Herzberg à Densbüren. Le modèle ne parvint toutefois pas à s’imposer, l’idée du congé de formation faisant défaut à la Suisse si assidue au travail.

Le monopole de la formation continue culturelle

Les universités populaires détenaient au départ un quasi-monopole de ce que nous appelons aujourd’hui la formation culturelle des adultes. «L’éducation des adultes s’entendait… comme un élément pour cultiver un Moi qui avait déjà trouvé sa place au sein d’un cercle de vie ou d’une couche sociale, mais qui devait ainsi être amené à occuper cette place de manière plus réfléchie et plus cultivée, et à reconnaître la relativité de sa propre position dans le dialogue avec d’autres adultes» (Seitter 2007, p. 137). Telle était la formule allemande, si l’on porte un regard critique en arrière. Les Suisses avaient une vision un peu plus politique des choses. Les universités populaires «se voyaient comme instruments civiques d’intégration de la classe ouvrière à la communauté nationale, dont elles se faisaient une haute idée. Leur but déclaré était de renforcer la capacité démocratique de décider en connaissance de cause, et de permettre aux classes sociales inférieures d’avoir accès au savoir universitaire. Politiquement et confessionnellement neutres, elles devaient être ouvertes à tous les groupes de la population.» C’est ainsi que Furrer résume cette vision éducative dans le «Dictionnaire historique de la Suisse» (Furrer 2013). C’était, si l’on peut dire, le programme opposé à celui de la soumission aux machines, tel qu’il s’annonçait en lien avec l’industrialisation. La mobilité sociale comme moyen de satisfaction – la formation continue comme acculturation bourgeoise –, telle était la passerelle censée libérer du travail à la chaîne et conduire à ce processus d’intégration. 

Dans un sens pathétique, elle était effectivement destinée à tous: «Nous devons nous retrouver les uns les autres, nous devons prendre conscience de notre devoir de solidarité… Cela suppose que nous éliminions les barrières qui nous séparent, que nous comblions les fossés qui se sont constitués entre les classes et les couches de l’humanité. La main fraternelle du travail commun doit être tendue au-delà des différences – également celles d’éducation. L’éducation justement ne doit plus être une prérogative des couches privilégiées», écrivaient les organisateurs des cours d’université populaire de Zurich en 1919 (NZZ, 14.10.1919), un an à peine avant la fondation de l’Université populaire.

Il semble approprié de qualifier ce concept de «formation culturelle générale», puisqu’il s’agit de questions culturelles au sens large. La formation aux disciplines scientifiques était considérée comme un aperçu d’un savoir universel qui assure la cohésion de notre société et fonde l’existence bourgeoise. À cela venaient s’ajouter les aspects pratiques de la vie, beaucoup d’expériences et des aperçus des arts.

Face à ce modèle bourgeois d’intégration se dressait le modèle syndical d’affranchissement. Ce dernier entendait la formation continue comme un processus d’émancipation de la classe ouvrière qui déboucherait sur une amélioration du statut, non pas individuel mais de classe. Avec la croissance de la classe ouvrière, l’éducation des travailleurs allait toutefois évoluer, passer du modèle émancipateur à la formation continue professionnelle typique que l’on connaît de nos jours. Dans la Suisse dominée par la bourgeoisie des années 1920, ce fut le modèle d’intégration qui s’imposa. Puisqu’il n’avait pas de fondement révolutionnaire, il bénéficiait d’un large soutien politique. Ce qui ouvrait la voie aux universités populaires en tant qu’institutions d’une éducation des adultes de conception large, axée sur la personnalité socialement définie. Elles se répandirent avant la Seconde Guerre mondiale en Suisse alémanique, et à partir des années 1950 également en Suisse romande et au Tessin. 

La référence économique

L’après-guerre apporta des changements rapides et profonds qui sapèrent également la vision culturelle de la bourgeoisie éclairée. Les années 1950 étaient placées sous le signe du paradigme de la prospérité. L’économie était en croissance, il y avait de plus en plus de biens à distribuer. Les années 1970 marquèrent un tournant culturel. Avec la télévision d’une part et la percée de la culture pop de l’autre, la bourgeoisie de culture classique perdit rapidement en pouvoir et en influence. Une nouvelle politique culturelle, formulée en 1976 par l’Association des villes allemandes, fut immédiatement reprise par la Suisse; elle s’efforça, sous le titre «la culture pour tous», de consolider le rôle de la haute culture bourgeoise en abaissant les seuils d’accès. Mais elle ne parvint toutefois pas à mettre un terme à la diminution de l’intérêt pour l’éducation et la culture du côté de la population. La mobilité individuelle croissante ouvrit de nouveaux horizons aux citoyens. Souscrivant au vieux dicton selon lequel les voyages forment la jeunesse, ils se mirent alors en route. 

De son côté, l’économie s’engagea dans un grand changement de paradigme: le passage de la société industrielle à la société des services. Des centaines de personnes perdirent alors leur emploi – il suffit de se souvenir de la crise de l’horlogerie suisse à la fin des années 1970, qui coûta 60 000 emplois au pays. De nouveaux modes de production apparurent, posant de nouvelles exigences aux ouvriers et aux employés qui franchissaient d’un pas mal assuré les portes des usines en déconfiture. L’industrie restante accéléra l’automation. L’âge d’or de la formation continue professionnelle s’ouvrit, le marché de la formation continue connut une expansion explosive, et l’impératif de l’apprentissage professionnel tout au long de la vie prit le dessus. La conception d’une formation générale continue semblait obsolète. Les universités populaires et les institutions apparentées, telles que l’École-club (à partir de 1943) ou encore les universités pour seniors apparues à partir des années 1980, durent se poser la question du sens de leurs activités: où se diriger?

Bien entendu, l’aspiration à une formation continue axée sur le développement de la personnalité plutôt que des compétences n’avait pas disparu dans la population. Mais la politique cherchait à résoudre le problème immédiat, à savoir celui de l’emploi. Elle procéda de son côté à un changement de cap: de la formation culturelle générale, ou de l’aptitude à la démocratie de l’individu, à son aptitude pour le marché du travail. Les lois sur l’éducation et la formation continue qui furent ensuite adoptées continuaient certes à formuler une vision de l’homme fondée sur la culture, mais réduisirent les activités d’encouragement à l’utilité directe de la formation continue, à la fonctionnalisation de l’individu comme force productive. Les prestataires d’une formation culturelle générale étaient ainsi relégués au deuxième rang, ou perdirent même le soutien de l’État comme dans les cantons de Zurich, d’Argovie et de Lucerne. Cette évolution se trouve renforcée par la numérisation qui submerge la société depuis le tournant du millénaire. Encore une fois, on a besoin de nouvelles compétences professionnelles, et la formation continue professionnelle dans le sens d’une adaptation constitue une priorité. Encore une fois, la politique croit devoir passer à l’offensive.  

L’heure de la renaissance

Tel est le cours des choses, et ce n’est pas une catastrophe. Mais moi qui, après la maturité, me suis trouvé à la croisée des chemins entre un parcours d’ingénieur électricien et un parcours de germaniste, et qui ai opté après deux jours d’essai à l’EPF pour la germanistique (avec de maigres chances de carrière), je déplore énormément la perte de poids de la formation continue culturelle. Elle appartient désormais, comme l’a exprimé à l’occasion une ancienne ministre social-démocrate de la formation zurichoise, aux activités de loisirs. 

Toutefois, loin de moi la nostalgie. La perte de poids de la formation culturelle générale parmi les adultes est également le résultat d’autres forces. Nous vivons à une époque de l’individualisation, voire même de singularisation selon les termes du sociologue allemand Andreas Reckwitz. D’après lui, ce qui compte de nos jours, ce n’est pas ce qui est général et nous unit, mais ce qui nous sépare: la différence, l’originalité, le caractère unique. Cette «avancée des singularités» (Reckwitz 2019, p. 12) concerne des personnes, des lieux, des entreprises, des sociétés. À cela correspond une forte valorisation du secteur de la création telle que nous l’observons depuis une vingtaine d’années. La tâche de ce secteur, qui englobe tout ce qui a trait au monde des signes, des arts à la publicité en passant par les médias, consiste à générer un caractère unique pour les individus et les produits. Il en va de même pour les villes et les pays, qui pensent être engagés dans une compétition mondiale d’attractivité. Cette singularisation inéluctable, qui se reflète également dans le concours de beauté permanent mis en scène par les médias sociaux, sape aussi le modèle classique de formation continue qui consiste à développer de manière systématique les capacités individuelles tout au long de la vie. Car la singularisation débouche sur un nomadisme professionnel, une concentration sur les compétences de communication et les processus herméneutiques difficiles à rationaliser, une dissolution des structures sociales et une vie marquée par les incertitudes et les flous identitaires. Et cela, à son tour, mène à une «déstandardisation». C’est ainsi que Jean-Michel Baudouin, expert en sciences de l’éducation à l’Université de Genève, a présenté les choses dans sa contribution à l’occasion de la conférence d’été 2022 des universités populaires qui a eu lieu en juin à Lausanne. Plus que jamais, la formation continue est une affaire individuelle sur mesure. 

Ce qui nous amène au plus profond de la culture. La question de savoir ce qui fait la cohésion de la société va au-delà du veau d’or qui porte le nom de produit intérieur brut.  Elle débouche sur une quête de valeurs partagées, d’entendements élaborés et de vécus communs – et cela également bien au-delà du métavers de Mark Zuckerberg dans lequel on reste physiquement seul. Le vécu est une affaire physique. Par exemple, explorer ensemble des notions, en élucider la force et la signification, a un impact incomparablement plus puissant en présentiel que dans l’espace virtuel. 

Dans cette perspective, la formation culturelle est un travail sur les fondations en effritement de notre société. Et donc une affaire extrêmement politique. Si la politique a entre autres pour tâche d’éviter des dommages à la société, elle a ici beau jeu. Elle pourrait, en adaptant les bases législatives, amorcer une renaissance de la formation continue culturelle en faisant de celle-ci une activité d’encouragement, comme c’était le cas pendant plus de 90 ans.  Non pas comme l’instruction civique d’autrefois ou les quelques soirées sur des situations et circonstances typiquement suisses; mais en tant que réflexion thématiquement ouverte sur les phénomènes contemporains, que ceux-ci soient culturels, scientifiques, politiques ou économiques. La formation continue doit devenir une activité d’encouragement, non seulement pour rendre les offres moins coûteuses, mais également comme marque d’appréciation. C’est une condition nécessaire pour que la formation culturelle générale soit incluse dans les structures de la formation continue, et pas uniquement dans les préambules. Ou comme le revendique le Manifeste analogique des universités populaires: «Une politique en matière d’éducation qui prenne ses mesures à l’aune de l’être humain et non de la technique» (Wiederkehr/Reichenau/Knüsel 2019, p. 47).

Le pas politique que constituerait une loi sur la formation continue 2.0 – imaginable dans dix ans – ne suffit pas. Les prestataires doivent aussi s’investir en force. Dans la postface de la plaquette d’anniversaire de l’Université populaire de Zurich, j’avais décrit comme suit la voie vers l’avenir: «L’université populaire n’est pas le support privilégié de la numérisation. Néanmoins, elle doit utiliser les instruments modernes pour ne pas paraître surannée. Une institution décentralisée telle que l’université populaire est ici confrontée à d’immenses entraves. Les enseignants à taux d’occupation minime, l’enseignement dans des locaux largement disséminés que l’on ne peut pas aménager soi-même, le bénévolat au lieu de plans de développement, tout cela constitue les principaux obstacles pour la mise à niveau pédagogico-technique des universités populaires.» Et pourtant, c’est incontournable. Là encore, il n’y a pas de solutions standards. Non seulement les universités populaires, mais tous les prestataires d’une formation culturelle générale – et je pense ici aux nombreuses commissions d’éducation des adultes qui opèrent dans les communes et mettent des cours en place – doivent se pencher sur la question de leur viabilité future. Des formes d’enseignement intéressantes, des formateurs possédant un talent communicatif, autant de technologie numérique que nécessaire et possible sans pour autant devenir une fin en soi, la création de situations originales d’apprentissage et d’interaction: c’est là que se situent les potentiels. Loin de moi l’ambition de proposer une recommandation systématique. Ce sont précisément l’ancrage local et la solution locale qui distinguent la formation culturelle. Elle est toujours enracinée. 

Il va de soi que de telles offres n’atteignent pas la majorité de la société. Il en allait de même aux débuts de l’éducation des adultes. Mais pour créer un appel d'air, il suffit souvent de 10 ou 20 %.  Un appel qui ferait passer la dimension culturelle de la vie avant la dimension technique. Cet appel pourrait contribuer à ce que dans les classes d’un avenir prochain, ce ne soient pas des robots qui se serrent la main et se délivrent mutuellement des certificats, mais que l’intelligence artificielle reste un phénomène au service de l’intelligence humaine, et non pas l’inverse. 

  1. Dans cet article, la formulation masculine est utilisée de manière générique.
  2. En 1900 déjà, le pasteur Emmanuel Pettavel avait contribué à la mise en place d’une école d’éducation populaire à La Chaux-de-Fonds. N’ayant toutefois pas pu trouver de source correspondante, l’auteur du présent article ne sait pas si l’on utilisa effectivement le terme d’«université populaire» pour la désigner.

Références bibliographiques

Furrer, Hans: Université populaire, dans: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS). https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/010417/2013-07-24/ (consulté en août 2022).

Neue Zürcher Zeitung NZZ: Éditions de 1919 et 2022.

Reckwitz, Andreas: Die Gesellschaft der Singularitäten, Francfort 2019, p.12.

Schneider, Daniel: Die Volkshochschulen in Deutschland, dans: Planet Wissen. https://www.planet-wissen.de/gesellschaft/lernen/volkshochschule/index.html (consulté en août 2022).

 

Seitter, Wolfgang: Geschichte der Erwachsenenbildung. Eine Einführung, publié par le Deutsches Institut für Erwachsenenbildung DIE (Theorie und Praxis der Erwachsenenbildung), Bielefeld 2007.

Wiederkehr, Ruth: «Ein lernbegierig Volk». Geschichte der Volkshochschule Zürich 1920 bis 2020, Zurich 2020.

Wiederkehr, Ruth/Reichenau, Christoph/Knüsel, Pius: Pour une éducation raisonnée. L’Association des universités populaires suisses AUPS a 75 ans, Zurich 2019.