23.11.2021
N°2 2021

Le voyage au Costa Rica – Ou comment transformer un institut de formation en une organisation agile

Les entreprises veulent se doter de structures organisationnelles agiles pour être parées aux défis posés par un environnement dynamique et de plus en plus volatil. Cette agilité ne signifie pas seulement un peu plus de flexibilité: elle exige un changement radical de culture, à l’image de celui vécu par l’Institut de la formation professionnelle initiale et continue (IBAW) et des écoles-clubs de la coopérative Migros Lucerne. Ces dernières ont repensé leur organisation en 2019. La pandémie du coronavirus a été un test grandeur nature.  

 

En avril 2019, l’Institut de la formation professionnelle initiale et continue (IBAW) et les écoles-clubs de la coopérative Migros Lucerne ont radicalement changé leur organisation: ils sont passés d’une structure matricielle classique, caractérisée par une approche descendante, à des équipes auto-organisées. L’objectif était de créer une organisation tournée vers l’avenir, capable de s’adapter au changement. Le mot d’ordre était l’agilité. Avec une auto-organisation agile, l’établissement souhaitait se donner les moyens de réagir à un contexte économique toujours plus complexe et imprévisible, et qui évolue toujours plus vite. L’IBAW a été la première entreprise du groupe Migros à entreprendre cette étape.

L’agilité ne doit pas être confondue avec la flexibilité.1 Agir de manière agile exige des structures organisationnelles appropriées. L’IBAW s’est fondée sur les principes de la «sociocratie S3» et sur les éléments d’organisation de Spotify. Le service suédois de musique et de vidéo en streaming a regroupé différentes méthodes agiles pour former un modèle d’organisation. Cette organisation «Spotify» sert désormais de modèle dont s’inspirent de nombreuses entreprises, parmi lesquelles l’IBAW.

Des squads en tant que mini-entreprises

Les «squads» sont à la base du modèle Spotify. Chez l’IBAW, ces équipes se composent de quatre à six collaborateurs·trices au maximum. Les squads agissent comme des «mini-entreprises» économiques. Ils définissent leur propre stratégie et sont responsables des résultats. Les squads qui traitent de thèmes similaires sont regroupés en Business Units. Ils disposent de différents services partagés, par exemple l’informatique, les ressources humaines ou les finances. La direction, appelée «Tribe Lead», ne doit pas être comprise dans son sens traditionnel, à savoir donner des directives. Le Tribe Lead soutient les différents squads, définit la stratégie globale et développe la culture d’entreprise, à laquelle on accorde une grande importance. Elle repose sur la confiance. Cela peut paraître relativement banal aujourd’hui, mais rares sont les entreprises à ne pas revendiquer une culture reposant sur la confiance.

Le Tribe Lead de l’IBAW part du principe que chaque collaborateur·trice agit dans l’intérêt de l’entreprise. Par conséquent, cette dernière applique le moins de règles possible, par exemple à propos des notes de frais, ou pour définir qui doit travailler pendant combien de temps à quel moment et à quel endroit. Selon Michael Achermann, la réglementation concernant les frais est un bon indicateur du degré de maturité d’une culture d’entreprise fondée sur la confiance. Plus il y a de règles, moins on a confiance en la volonté des collaborateurs·trices d’agir dans l’intérêt de l’entreprise, et inversement.

Cela signifie que l’on doit – et que l’on peut – assumer ses erreurs. Le fait que l’on n’ait pas à craindre une sanction quand on signale une erreur fait aussi partie d’une culture d’entreprise basée sur la confiance. Cependant, si les erreurs sont signalées de manière active, on peut les gérer plus facilement et en tirer aussi les enseignements, déclare M. Achermann.

Décider selon le principe de consentement

Les décisions sont prises selon le principe de consentement (et explicitement pas selon le principe de consensus), ce qui constitue l’une des particularités de la sociocratie. En d’autres termes, chacun est en droit de proposer des suggestions et des idées, et est aussi invité à le faire. Les suggestions et les idées formulées doivent être fondées. Tous les collaborateurs·trices concernés doivent être entendus et les avis ou reproches doivent être pris en compte. Les décisions doivent être comprises et soutenues par tous. Cela nécessite aussi de la confiance. Un temps d’apprentissage est nécessaire avant que cette confiance ne fasse partie du quotidien au sein de l’entreprise.

L’IBAW s’est appuyé sur des coaches externes pour mettre en œuvre la nouvelle organisation. De plus, des collaborateurs·trices ont été formés en interne pour endosser le rôle de «coachs agiles». «Nous connaissions les obstacles qui se trouvaient sur notre chemin», dit Michael Achermann, qui se définit non pas comme un directeur, mais comme un lead d’IBAW au sens de la terminologie du modèle Spotify. Mais tout n’a pas été parfait. Les difficultés s’expliquent en grande partie par les traditions, les habitudes et par la manière parfois un peu particulière dont nous autres Suisses concevons la socialisation.

L’agilité est plus qu’une théorie

Avec le recul, près de trois ans après l’introduction de l’auto-organisation agile, une chose est claire pour Michael Achermann: il faut expérimenter l’organisation agile pour vraiment la comprendre et pouvoir agir de manière agile. Ce n’est pas donné à tout le monde de penser en termes de solutions, de donner son point de vue et de le défendre dans l’équipe. «Passer à une auto-organisation, c’est un peu comme faire un voyage au Costa Rica», estime M. Achermann. Là-bas, on peut s’émerveiller devant de superbes forêts tropicales et de magnifiques perroquets et papillons. Mais il y a aussi les moustiques. On ne peut se sentir à sa place qu’à la condition de tolérer les bons et les mauvais côtés. Sans surprise, certaines équipes ont connu un «turn-over» élevé au début. En revanche, pour d’autres, il n’y a pratiquement pas eu de départs. M. Achermann en est convaincu: «Ceux qui sont restés apprécient la marge de manœuvre dont ils disposent et le fait de pouvoir l’utiliser au service de l’entreprise.»

Cette marge de manœuvre permet par exemple aux collaborateurs·trices d’organiser eux-mêmes les tâches au sein des équipes. Les membres de l’équipe n’ont pas de fonctions au sens classique mais s’attribuent des rôles. Il existe pour chaque rôle une carte définissant le rôle. Elle regroupe la description du rôle et les activités pour leurs détenteurs. Elle laisse une liberté quant à la manière de remplir le rôle. Les rôles ne sont pas attribués de manière fixe mais changent selon la situation et en fonction des aptitudes et des qualités de chaque collaborateur et chaque collaboratrice. «Les collaborateurs·trices peuvent ainsi participer au développement de l’IBAW. À travers leurs rôles, ils peuvent s’identifier à l’entreprise», affirme M. Achermann. Si nécessaire, de nouveaux rôles peuvent être créés rapidement. Les rôles qui ne sont plus nécessaires peuvent être supprimés.

Les anciennes habitudes, une menace

Selon M. Achermann, la principale difficulté dans la mise en place d’une organisation agile est le risque de retomber dans les anciennes habitudes. On savait que celles-ci fonctionnaient. Cependant, si l’on avait repris les anciennes habitudes, la méthode agile serait vite redevenue traditionnelle. Il fallait résister aux habitudes et aussi aux attentes – à ses propres attentes mais aussi à celles que l’on plaçait en d’autres. «De nous autres, ceux que l’on appelait les chefs, on a longtemps attendu que l’on prenne les décisions et que l’on présente des solutions. À l’inverse, nous avons dû accepter le fait que nos propositions ne soient pas toujours appliquées et qu’elles soient parfois rejetées par les squads.»

Les collaborateurs·trices ont aussi été amenés à modifier leurs rapports mutuels. Au début, comme dans l’ancienne organisation, on se plaignait de certains membres de l’équipe auprès du chef, on lui signalait les problèmes au lieu de les régler au sein de l’équipe. Le succès des organisations agiles exige aussi une culture ouverte du feed-back. C’est seulement grâce à celle-ci que les rôles peuvent être attribués efficacement. Parfois, celui qui veut endosser tel ou tel rôle n’a pas toujours le profil adapté. L’équipe doit être en mesure d’en parler. L’évaluation des collaborateurs·trices a lieu au niveau des équipes. «Pouvoir dire à quelqu’un qu’il n’est pas capable de faire correctement telle ou telle chose n’est pas une démarche négative», souligne M. Achermann. «Au contraire, on se doit de faire preuve de cette sincérité vis-à-vis de l’autre.» Certes, on n’a pas encore atteint une culture du feed-back à la hauteur de l’organisation, mais on est sur la bonne voie.

Les squads de l’IBAW ont eux aussi dû sortir de leur zone de confort par rapport à ce qu’ils considéraient être le bon moment pour exécuter une offre de formation. «La rapidité prime sur le perfectionnisme»: telle est la nouvelle devise, associée au principe d’action: «Fail fast, learn fast» ou l’échec pour apprendre plus vite. Il ne s’agit pas d’éviter les erreurs, mais d’en tirer rapidement les enseignements, dit M. Achermann. Mais il faut aussi admettre que la gestion d’une nouvelle culture de l’erreur et l’importance fondamentale accordée à la rapidité placent tous les membres de l’équipe devant des exigences élevées. Transposer rapidement, dans une salle de cours, une nouvelle offre de formation imparfaite au début, afin de l’améliorer ultérieurement, est quelque chose d’inhabituel dans la conception suisse.

Le coronavirus comme test grandeur nature

C’est seulement grâce à cette approche axée sur la rapidité et aux squads autonomes et auto-organisés que l’on a pu réagir aussi rapidement à la crise du coronavirus. Alors que d’autres prestataires de formation ont mis des semaines à créer leur offre en ligne, l’IBAW était prêt le lendemain de la date d’entrée en vigueur de l’interdiction des cours en présentiel. L’IBAW a su réagir aux besoins des clients, selon M. Achermann. Car, ce que voulaient les gens était clair: terminer le plus rapidement possible la formation qu’ils avaient commencée.

Avec le recul, la pandémie de coronavirus apparaît comme une sorte d’épreuve pratique pour l’auto-organisation agile de l’IBAW. «Test réussi», conclut M. Achermann. En toute logique, la structure organisationnelle de l’IBAW rattachée à la coopérative Migros Lucerne n’est pas cantonnée à la Suisse centrale. Les offres de formation professionnelle ont été détachées des écoles-clubs et intégrées dans l’IBAW, faisant de ce dernier un prestataire de formation national avec une auto-organisation agile.

Objectif atteint

Au final, ce qui compte, ce sont l’intérêt pour le client et la rentabilité. Selon Michael Achermann, la réorganisation en valait la peine. Certes, les frais de personnel sont restés inchangés. Mais le changement a eu des effets positifs sur la culture d’entreprise, la fidélité et, au final, sur les recettes.

La nouvelle organisation a eu un autre effet bénéfique: l’IBAW a considérablement amélioré sa capacité d’innovation. D’une part, des idées sont soumises par les membres de l’équipe et sont développées directement au niveau des squads sans avoir à passer par les voies hiérarchiques. D’autre part, le Tribe Lead, c’est-à-dire les chefs dans l’organisation précédente, peut se concentrer davantage sur la stratégie globale de l’entreprise et impulser des innovations au niveau supérieur.

C’est une évidence selon M. Achermann: le marché de la formation dans lequel évolue l’IBAW reste à la merci de changements rapides. Certes, la pénurie de main-d’œuvre qualifiée s’accentue dans certains secteurs. Mais d’un autre côté, des acteurs numériques internationaux sont apparus quasiment du jour au lendemain.

Il est donc d’autant plus important de se doter d’une auto-organisation agile pour survivre dans cet environnement et exploiter les futures opportunités, selon M. Achermann. La transformation numérique touche tous les domaines d’activité. Mais selon M. Achermann, par rapport à d’autres secteurs comme la production d’électricité ou la construction de routes, les établissements de formation comme l’IBAW sont beaucoup plus exposés à l’environnement VUCA, caractérisé par la volatilité, l’incertitude, la complexité et l’ambiguïté. Face à ces défis, la taille n’a aucune importance selon M. Achermann. Ce qui compte, c’est l’attitude à adopter.

Certes, selon M. Achermann, l’IBAW s’engage pleinement pour la Suisse et souhaite contribuer au renforcement de l’économie nationale. Mais il y a aussi un autre enjeu: la compétitivité. Selon M. Achermann, on peut toujours imiter des produits et des concepts de formation, mais pas une culture. C’est sur cette nouvelle culture que mise le lead d’IBAW.

  1. Karin Dollhausen, de l’Institut allemand pour l’éducation des adultes[Deutsches Institut für Erwachsenenbildung DIE], insiste sur ce point en faisant référence à Andreas Auglinger (cf. Dollhausen 2020, voir aussi Dollhausen 2021 dans cette édition d’EP).

Références

Dollhausen, Karin (2020): Gestaltung zukunftsfähiger Strukturen in öffentlichen Erwachsenenbildungseinrichtungen. Dans: Forum Erwachsenenbildung 3/2020.

Dollhausen, Karin (2021): Changements structurels et défis pour les établissements d’éducation des adultes: implications pour le développement des compétences du personnel pédagogique. Dans: éducation Permanente EP 2021-2. Zurich: FSEA.

Ronald Schenkel est journaliste indépendant, il participe à la rédaction de la revue spécialisée EP. Contact: ronald.schenkel@alice.ch