Les adultes avec de faibles compétences de base. Entre adaptation et parcours d’apprentissage délibérément choisis
Les personnes disposant de faibles compétences de base participent plus rarement que d’autres à des formations continues. Les résultats du projet «Milieux de vie» révèlent que la décision de ne pas y participer s’explique non seulement par des obstacles objectifs tels que le manque de temps ou de ressources, mais aussi par des expériences antérieures négatives, la confrontation à la stigmatisation ou encore l’injonction normative à s’adapter. Adoptant une attitude défensive vis-à-vis des attentes de la société, les personnes concernées perçoivent la formation continue non pas comme une chance, mais comme une exigence. Dans le même temps, pourtant, elles expriment l’envie de multiplier de façon expansive les occasions d’apprendre, lesquelles leur permettraient d’élargir leur marge de manœuvre tout en s’inscrivant dans leurs centres d’intérêt quotidiens. Se pose dès lors la question de savoir comment concevoir les offres de formation continue pour passer d’une attitude défensive à un apprentissage expansif.
1 Non-participation aux offres de formation continue malgré l’expérience de l’exclusion et les vulnérabilités
Une grande partie de la population adulte mondiale et suisse ne dispose que de faibles compétences de base (Office fédéral de la statistique, 2024; OCDE, 2025). Ces dernières désignent les compétences fondamentales qui permettent aux individus de prendre activement part à la vie sociale, culturelle et professionnelle. On compte parmi elles notamment les compétences en lecture et en écriture, la capacité de s’exprimer à l’oral dans la langue du pays de résidence, les notions fondamentales en calcul ainsi qu’un certain niveau de maîtrise des technologies de l’information et de la communication (TIC).
Les personnes disposant de faibles compétences de base sont régulièrement exclues de la vie sociale et présentent souvent des vulnérabilités. Leur participation aux offres de formation continue en est d’autant plus compliquée, et les risques d’être exposées à des problèmes sociaux tels que la pauvreté s’en retrouvent renforcés. Il a été établi empiriquement que les personnes disposant de faibles compétences de base étaient davantage exposées au risque de connaître l’isolement social, le chômage, la pauvreté, ou bien d’occuper des emplois précaires (Stammer et Buddeberg, 2020; Mey et al., 2023; Pape, 2018). On sait, du reste, que les compétences en écriture sont considérées comme indispensables pour parvenir à se réaliser individuellement (Egloff et Grotlüschen, 2011). Le monde politique reconnaît lui aussi de plus en plus le lien unissant les compétences de base à la participation à la vie sociale (CI Compétences de base, 2019).
L’exclusion de la vie sociale et les vulnérabilités des personnes disposant de faibles compétences de base sont à imputer, d’une part, aux barrières fonctionnelles rencontrées en raison de leurs faibles compétences de base et, d’autre part, aux attentes sociétales et aux représentations normatives de la littératie. Les «New Literacy Studies» (Street, 2003; 1995) soulignent le fait que la littératie ne peut guère se comprendre uniquement comme pratique sociale, dans la mesure où ce que l’on appelle les littératies majoritaires forment des littératies dominantes. En leur qualité de norme sociale, ces dernières reflètent les rapports de pouvoir à l’œuvre dans la société et viennent légitimer certaines formes de littératie au détriment d’autres qui se retrouvent marginalisées (Pape, 2021). La littératie dominante, c’est-à-dire donc la littératie «légitime», a pour cette raison un pouvoir d’exclusion normatif, ce qui a pour conséquence que tout écart par rapport à la norme sociale en matière de compétences de base entraîne immédiatement des préjudices (Grotlüschen et al., 2009).
En contexte professionnel, le pouvoir exercé par la littératie dominante se manifeste par exemple dans le fait que celle-ci constitue souvent un prérequis pour l’employabilité d’une personne (Grotlüschen et Riekmann, 2012; OCDE, 2016). Dans la sphère privée, ce pouvoir s’exprime dans le fait que l’on s’attende à ce qu’une personne maîtrise les procédures numériques nécessaires à la vie quotidienne, sache gérer son administration, ses assurances ou encore ses comptes bancaires. De par l’injonction à l’adaptation sociale qui les accompagne, les attentes associées à la littératie dominante ont donc un impact normatif et émotionnel. Pour cette raison, la vulnérabilité liée aux faibles compétences de base peut également se comprendre comme une manifestation des attentes et exigences de la société.
En dépit de l’injonction faite par la société de s’adapter à la littérarité dominante et des vulnérabilités associées, les personnes disposant de faibles compétences de base n’entreprennent que rarement d’acquérir ou d’améliorer ces compétences en suivant des formations continues. Selon les enquêtes réalisées dans le monde entier dans le cadre du PIAAC, les personnes disposant des compétences en lecture et en écriture les plus faibles (niveau 1 et inférieur) sont ainsi aussi celles qui participent le moins aux offres de formation continue; tandis que celles disposant des compétences en lecture et en écriture les plus élevées (niveau 4 et supérieur) sont celles qui y participent le plus (OCDE, 2025); une situation qui s’observe en Suisse également (OFS, 2025).
Les raisons de ne pas vouloir participer aux offres de formation continue sont multiples. On observe, pour commencer, des obstacles de nature objective tels que le manque de connaissances linguistiques, le manque de temps, le fait de ne pas connaître l’existence des offres ou encore des ressources financières insuffisantes (Grotlüschen et Buddeberg, 2023). Il existe ensuite des schémas d’explication dits subjectifs (Reich-Claassen, 2010), lesquels reposent sur une évaluation faite par l’individu de l’utilité et de l’acceptabilité des processus d’apprentissage. Ces schémas d’explication subjectifs se forment à partir de la biographie et des expériences passées des individus, lesquelles conduisent très souvent à l’apparition d’une «absence d’intérêt fondée» (Grotlüschen, 2010), d’une résistance personnelle à l’apprentissage (Faulstich et Grell, 2003) ou encore d’une résistance à la formation continue socialement fondée (Holzer, 2017), cette dernière pouvant être comprise comme une attitude défensive volontairement adoptée par le sujet vis-à-vis des attentes normatives. Ainsi, la non-participation aux offres de formation continue exprime, dans de nombreux cas, une attitude défensive justifiée par rapport au fait d'apprendre – laquelle consiste à considérer le fait de suivre une formation continue non pas comme une option judicieuse, mais comme une charge, voire une contrainte inacceptable.
Si les obstacles fournissant une explication objective à la non-participation aux offres de formation continue tels que le manque de temps ou d’argent sont bien documentés, on dispose de peu d’informations concernant les justifications subjectives. Peu de recherches ont en effet été menées sur le rôle joué, dans la non-participation, par la façon dont les individus perçoivent subjectivement les attentes de la société en matière de compétences de base ainsi que par les résistances qu’ils développent à leur égard. Se pose dès lors notamment la question de la possibilité même de créer, dans de telles conditions, un apprentissage expansif, c’est-à-dire un apprentissage qui ne se contenterait pas de remédier aux lacunes des individus, mais qui viserait également à élargir leur marge de manœuvre ainsi qu’à leur permettre de façonner eux-mêmes activement leur existence.
2 Analyse des points de vue subjectifs: le projet «Milieux de vie»
Le présent article fait suite aux résultats du projet «Milieux de vie» mené par la FSEA (Fédération suisse pour la formation continue) (Buchs et Weber, 2025). En se fondant sur une perspective théorique centrée sur l’individu, cet article met l’accent sur les besoins d’apprentissage expansif et les potentialités offertes par la formation continue chez les personnes dont les compétences de base sont faibles et qui adoptent une attitude défensive face aux attentes de la société.
Le projet «Milieux de vie» entendait améliorer les connaissances dont on dispose sur les différents points de vue des personnes disposant de faibles compétences de base qui ne participent pas aux offres de formation continue, ainsi que mieux connaître leurs besoins. Il a du reste permis d’élaborer les bases nécessaires destinées aux acteurs du domaine des compétences de base (prestataires de formation continue, structures de financement) afin de s’adresser aux publics cibles, de réussir à les atteindre et ainsi de concevoir les offres.
Le projet a recouru aux méthodes de la sociologie qualitative en conduisant une série d’entretiens semi-directifs et semi-narratifs auprès de vingt adultes afin de connaître leurs points de vue subjectifs. Les personnes ciblées par cette étude étaient des adultes disposant de faibles compétences de base n’ayant suivi aucune formation continue ces dernières années. Les personnes interrogées ont été sélectionnées en s’appuyant sur diverses caractéristiques permettant d’obtenir la plus grande variation possible et la meilleure représentativité au niveau des réponses. Un critère important était de savoir si la majeure partie des personnes interrogées avait fréquenté l’école primaire obligatoire suisse jusqu’à son terme ou bien avait passé son enfance et son adolescence à l’étranger. D’autres critères pour le choix des personnes interrogées étaient, entre autres exemples, le plus haut diplôme obtenu, le genre, les différents types de lien avec les institutions (comme la perception d’une aide sociale) et l’âge.
Les entretiens ont principalement porté sur la biographie des personnes, leur quotidien et la façon dont elles composent avec les situations requérant la maîtrise de compétences de base. Dans la mesure où les personnes interrogées ne jugeaient généralement pas la participation aux offres de formation continue comme pertinente pour améliorer leurs compétences de base, les motifs de non-participation n’ont été explorés plus en détail qu’auprès des personnes dont les récits concordaient.
Les réponses obtenues ont été évaluées en s’appuyant sur trois perspectives d’analyse: la façon dont les personnes interrogées vivent concrètement les exigences et attentes liées aux compétences de base, et la littératie dominante associée; les stratégies mises en place individuellement pour composer avec ces exigences; et enfin les situations personnelles en tant que conditions de la participation aux offres. La majeure partie des motifs de non-participation aux offres de formation continue ont été dégagés en procédant à l’analyse des résultats obtenus. Les autrices se sont ensuite appuyées sur ces motifs pour développer des pistes permettant à la formation continue de s’adresser aux publics cibles et de concevoir les offres en s’appuyant au maximum sur les raisons pour lesquelles les personnes disposant de faibles compétences de base n’y participent pas.
3 Une attitude défensive face aux attentes normatives
Les résultats du projet indiquent que les personnes disposant de faibles compétences de base ont parfaitement conscience des attentes de la société par rapport à la maîtrise de ces compétences. La façon dont les individus perçoivent subjectivement ces attentes et l’injonction souvent ressentie à leur égard apparaissent nettement à travers différents récits. On les distingue, par exemple, dans les expériences quotidiennes requérant des compétences de base, expériences souvent perçues comme difficiles ou dévalorisantes, ou encore dans les expériences problématiques liées à l’apprentissage – qui ont souvent lieu en contexte scolaire – entretenant un lien avec les compétences de base.
Ces expériences négatives se produisent dans des situations variées, par exemple lorsque des individus disposant de faibles compétences de base ont du mal à faire quelque chose, trouvent que leurs performances sont relativement mauvaises, n’aiment pas faire une activité, ou encore lorsque leurs faibles compétences de base ne sont pas comprises et qu’ils ne sont donc pas soutenus, mais doivent au contraire faire face à l’incompréhension et aux moqueries. Pour les personnes concernées, de tels moments sont particulièrement difficiles à vivre, sont considérés comme insurmontables et représentent une grosse source de stress. Les personnes interrogées trouvent notamment pénibles les situations qui les placent d’une certaine façon au centre de l’attention et où elles ont conscience que «[d’autres personnes] [les] regardent» (106_transcription, 292–293). Qualifiées de «sanction maximale» (104_transcription, 635), ces situations sont associées à la «peur» (106_transcription, 285) par les personnes dans la mesure où ces dernières savent d’ores et déjà ou pensent qu’elles ne rempliront pas les attentes d’autrui, ne répondront pas aux exigences et risquent donc d’être critiquées et/ou exclues.
Ces perceptions négatives qu’ont les individus d’eux-mêmes trouvent leur fondement notamment dans les assignations faites par des tiers, lesquelles ne portent pas toujours uniquement sur les compétences de base et ont un impact dégradant. Ainsi les personnes interrogées rapportent que certaines personnes «n’ont pas pu s’empêcher de rire» (105_transcription, 263–264) à cause de leurs faibles compétences de base, les «considèrent comme un peu stupides» (106_transcription, 137) et leur reprochent, entre autres, de n’être «bonnes à rien» (105_transcription, 199). Certaines personnes interrogées expliquent que ces assignations négatives faites par le monde extérieur se sont également traduites pour elles par «une très faible estime de soi» (106_transcription, 148–149), ou précisent qu’elles n’ont «jamais réussi à développer une confiance en soi» (102_transcription, 185–186).
D’après ce qu’elles rapportent, les personnes disposant de faibles compétences de base sont généralement tenues pour responsables de leur situation. Et, pour cette raison, on considère qu’elles sont tout à fait capables d’améliorer leur situation et leurs compétences par elles-mêmes en adoptant un autre comportement et, surtout, en faisant des efforts, allant même jusqu’à voir dans cette amélioration un impératif. Aussi les personnes disposant de faibles compétences de base s’entendent dire régulièrement des choses comme «tu n’as qu’à faire plus attention ou te concentrer un peu plus» (106_transcription, 162–163), ou «il faut que tu apprennes l’allemand; ils me disent toujours que je dois apprendre l’allemand» (101_transcription, 131–132). Dans le même temps, pourtant, on tend à considérer que ces personnes n’ont pas le potentiel requis pour réussir certaines choses, comme une formation, ou pour exercer un jour le métier qu’elles souhaitent, ou alors on part du principe que ce potentiel est faible.
Ces réactions issues de l’environnement des personnes jouent un rôle majeur dans la façon dont celles-ci vont ressentir et étiqueter leurs compétences de base, et se manifestent sous la forme d’assignations intérieures négatives. Ainsi, les personnes confrontées à des expériences négatives dans leur passé en matière d’apprentissage et de mobilisation des compétences de base jugent leurs compétences et aptitudes d’un œil plutôt critique, soulignant fréquemment leurs lacunes. Leurs descriptions vont de «j’y arrive un peu seulement» (106_transcription, 180) à «je ne suis pas une experte» (204_transcription_DE, 235–237) en passant par «je suis une véritable catastrophe» (113_transcription, 394–395). Les personnes interrogées définissent elles-mêmes leurs faibles compétences de base comme un «manque» (106_transcription, 42), un «déficit» (115_transcription, 772), et «la seule chose négative qui soit dans [leur] vie» (107_transcription, 199–200), laquelle s’en retrouve compliquée au quotidien.
Le sentiment de ne pas satisfaire aux attentes de la société peut par ailleurs s’accentuer si la personne évolue dans un contexte de vie marqué par certaines difficultés ou déficiences. Chez un grand nombre de personnes interrogées – quoique pas toutes –, des facteurs tels que les problèmes de santé (physiques comme psychologiques), le manque de ressources financières et temporelles, les difficultés à trouver un emploi, l’instabilité des parcours professionnels, ou encore les expériences négatives vécues avec les autorités et les institutions jouent en effet un rôle. S’ils peuvent être le résultat de faibles compétences de base, ces facteurs influencent dans le même temps aussi les ressources permettant d’améliorer ces compétences ou bien de participer aux offres de formation continue adaptées. Et, à son tour, ce manque de ressources vient renforcer le décalage qu’il y a entre, d’une part, «ce qui doit être» et, d’autre part, «ce qui est (possible)», ce qui peut conduire le sujet à percevoir la formation non pas comme une «solution», mais comme une charge en plus.
Les conséquences pour les personnes concernées
Il convient désormais de s’interroger sur ce que signifient, pour les personnes concernées, cette perception et cette expérience vécue de la littératie dominante ainsi que de l’injonction ressentie associée. En raison des expériences antérieures négatives faites en contexte d’apprentissage et vis-à-vis des contextes d’apprentissage, les personnes concernées tendent à douter des environnements d’apprentissage structurés, considérés comme une menace pour l’autonomie, et par conséquent à conduire au rejet des formats d’apprentissage classiques tels que les cours. L’expérience de la stigmatisation, l’intériorisation des déficits assignés par le monde extérieur et également le sentiment intériorisé de «ne pas suffire» viennent par ailleurs affaiblir la confiance du sujet en sa propre capacité d’apprendre.
Tout ceci a notamment pour conséquence que les personnes concernées n’apprennent pas nécessairement et ne décident pas, dans certaines circonstances, de participer à une offre de formation continue, mais se mettent (aussi) en quête de voies alternatives pour affronter le quotidien en dépit de leurs faibles compétences de base. Ces stratégies consistent, par exemple, à demander l’aide d’un ami ou d’un proche, à éviter ou contourner certaines situations, à accepter ses faibles compétences de base telles qu’elles sont, ou encore à remettre en question les attentes et normes de la société. Si, dans l’ensemble, ces stratégies fonctionnent, affronter le quotidien de la sorte requiert énormément d’efforts et s’accompagne d’une grande charge émotionnelle. Les problèmes rencontrés ne sont du reste que momentanément résolus, et les faibles compétences de base de la personne ne sont compensées que sur une courte période: il est très rare, en effet, que de telles stratégies débouchent sur un élargissement durable des compétences et capacités d’action.
Quand bien même les doutes et barrières par rapport à l’apprentissage demeurent, certaines des personnes interrogées considèrent le fait de fournir des efforts supplémentaires – généralement en apprenant – comme une autre façon de réagir aux défis rencontrés à cause de leurs faibles compétences de base. Conscientes de l’importance que revêtent ces compétences dans la société, ces personnes veulent surmonter, sur le long terme, les problèmes qu’elles rencontrent à cause de leurs lacunes. Elles se montrent alors fondamentalement disposées à améliorer leurs compétences de base, à apprendre et à progresser, voyant là notamment aussi une chance de saisir de nouvelles opportunités et de «réaliser leurs rêves». Quelques personnes interrogées rapportent ainsi leur souhait de décrocher un emploi grâce à l’amélioration de leurs compétences de base: «Comme ça, j’aurais un travail, j’aurais un salaire, je n’aurais plus de dettes, j’aurais, oui, j’aurais quelque chose comme une vie» (102_transcription, 961–962). D’autres personnes encore souhaiteraient «suivre [une] formation» (110_transcription, 323–324), «[trouver] un vrai travail» (101_transcription, 525) pour «ne plus dépendre des aides sociales» (ibid., 528), «[trouver] un bon emploi» (204_transcription, 27), ou projettent de se mettre à leur compte: «Mon but n’est pas de travailler tout le temps là-bas. Mon but, c’est d’ouvrir mes propres magasins un jour, d’être à mon compte. C’est ça, mon but» (112_transcription, 274–276).
Pour peu qu’il réponde à certains besoins, l’apprentissage est donc fondamentalement perçu comme positif malgré les expériences antérieures négatives et le peu de potentiel d’amélioration individuel assigné par le monde extérieur. Pour cette raison, l’apprentissage ne doit pas prendre une forme abstraite, mais doit au contraire s’appuyer sur les expériences et les situations de vie concrètes des personnes ainsi que sur leurs objectifs, être pertinent par rapport à ces personnes et leurs objectifs, relever pour l’essentiel de l’informel et, surtout, du quotidien des personnes formées.
4 Passer d’une attitude défensive à un apprentissage expansif
Pour finir, on peut retenir que les personnes disposant de faibles compétences de base évoluent dans une zone de tension entre, d’une part, l’adoption d’une attitude défensive vis-à-vis des attentes de la société et, d’autre part, le besoin d’élargir leur capacité d’action. En ne remplissant pas les attentes de la société en matière de compétences de base, nombre de ces personnes font face à des expériences négatives ainsi qu’à la stigmatisation et à la remise en cause fondamentale de leur capacité d’apprendre, ce qui peut entraîner un repli sur soi, une résistance à l’apprentissage ou bien la résignation. Le fait d’apprendre n’est dès lors pas considéré, subjectivement, comme une manière fructueuse et pertinente de réagir aux situations problématiques rencontrées, mais est parfois rejeté. Dans le même temps, pourtant, les personnes concernées expriment le souhait de bénéficier d’un apprentissage expansif – dont elles auraient par ailleurs effectivement besoin – pour élargir leurs compétences fondamentales et, par la même occasion, leur capacité d’action, tout en réduisant du reste leurs vulnérabilités.
Se pose alors la question de savoir comment les offres d’apprentissage doivent être conçues pour permettre un déplacement de cette attitude défensive vers des processus d’apprentissage expansifs. Selon les résultats fournis par l’étude, inscrire l’apprentissage dans le quotidien, les expériences et les centres d’intérêt des individus concernés permettrait de réaliser ce déplacement. Les entretiens menés dans le cadre de l’étude ont en effet montré que les personnes disposant de faibles compétences de base n’adoptaient pas une position défensive vis-à-vis des attentes et exigences sociétales de bon gré, mais préféraient une assistance concrète pour venir à bout de leur quotidien. Et, de fait, ce ne sont pas les objectifs de formation abstraits qui donnent envie d’apprendre, mais les défis rencontrés au quotidien et l’importance subjective accordée à l’apprentissage. Pour cette raison, les offres traitant de problématiques quotidiennes concrètes telles que celles rencontrées au travail, dans la famille ou en matière de santé paraissent plus pertinentes et porteuses de sens que, par exemple, de simples cours de lecture ou d’écriture. Le contexte professionnel et les aménagements de soutien mis en place dans la sphère familiale peuvent eux aussi ouvrir la voie à des processus d’apprentissage.
Les résultats obtenus indiquent du reste que s’adresser aux groupes cibles sans leur assigner de déficits et en reconnaissant leur potentiel joue un très grand rôle également. Les personnes disposant de faibles compétences de base, en effet, ont généralement tout à fait conscience qu’elles gagneraient à bien savoir lire, écrire, parler et compter. Inutile donc de leur expliquer qu’elles ont des lacunes et feraient mieux d’améliorer leurs compétences de base. À cela vient s’ajouter le fait que l’éducation et l’apprentissage sont souvent des notions polarisantes pour ce groupe cible et donc peu motivantes (Leck et al., 2025). Concrètement, cela signifie que s’en référer de manière globale et normative à l’apprentissage ou l’éducation ne fonctionne généralement pas. Pour franchir la distance qui peut séparer les instituts de formation des personnes ne participant pas aux offres, il pourrait donc être utile de s’appuyer non seulement sur les centres d’intérêt de ce groupe cible, mais aussi sur la «langue» qu’il parle. Pour les prestataires comme pour les structures de financement, cela signifie essayer de comprendre ces groupes cibles et de les impliquer, par exemple en concevant les offres non pas seulement pour, mais aussi avec les personnes susceptibles d’y participer. Dans l’idéal, cette intégration des groupes cibles ne se contenterait pas de faire simplement le point sur leurs besoins, mais porterait sur l’intégralité du processus de planification et d’apprentissage. Dans la mesure où une telle approche permet d’identifier des formes individualisées de littératie, elle pourrait favoriser l’émergence de parcours d’apprentissage «délibérés» (Holzkamp, 1993) ainsi que d’un sentiment d’auto-efficacité.
Compte tenu de la diversité des attentes et besoins en matière d’apprentissage des personnes disposant de faibles compétences de base, qui apparaît nettement à travers les entretiens, assurer le maximum de diversité dans les offres également demeure capital. Les réactions observées concernant les besoins d’apprentissage spécifiques nous en fournissent une illustration. De fait, les personnes disposant de faibles compétences de base partent de situations initiales différentes (notamment en ce qui concerne leurs compétences linguistiques): là où les personnes issues de la migration ne maîtrisent pas (encore) suffisamment la langue du pays dans lequel elles résident parce qu’elles ne s’y trouvent pas depuis longtemps, les faibles compétences écrites des personnes natives s’expliquent généralement par des problèmes (diagnostiqués) de lecture et d’écriture (comme la légasthénie) ou par des difficultés d’apprentissage. Or, dans le dernier cas en particulier, les offres de formation continue qui ne prennent pas ces difficultés en compte sont considérées comme peu pertinentes par le sujet. Quant à l’accès aux offres spécialisées pour adultes, il demeure limité, car les structures d’aide existantes sont généralement destinées aux enfants et adolescents. Développer de manière ciblée ces offres spécialisées pourrait donc s’avérer ici d’une grande aide.
Globalement, l’apprentissage expansif – compris comme un type de formation favorisant l’épanouissement de l’individu – suppose d’aller plus loin, dans la façon d’appréhender le fait d’apprendre, que la simple logique adaptative. L’apprentissage expansif ne consiste en effet pas uniquement à conduire les personnes disposant de faibles compétences de base vers la norme de la littératie dominante. Pour l’essentiel, il consiste à leur ouvrir des voies qui leur permettront d’élargir leurs capacités d’action tout en explorant des sujets qui les intéressent. Pour ce faire, il faut considérer l’apprentissage, en premier lieu, non comme une réponse apportée à des déficits, mais comme l’occasion donnée de réagir aux défis perçus par la personne, tout en traitant de sujets qui l’intéressent.
Au-delà de savoir comment le paysage de la formation continue doit être façonné à cette fin, une question fondamentale se pose alors pour la société: quelles missions incombent à la formation continue? Doit-elle essentiellement être comprise comme un moyen d’adapter les individus aux normes et exigences prescrites par la société, ou conviendrait-il d’engager une réflexion critique sur les attentes actuelles en vue de les renégocier?
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