23.05.2023
N°1 2023

Les limites de l’individualisation en formation

La notion d’individualisation se développe depuis plus de trente ans dans le champ de la formation professionnelle. Celle-ci paraît aujourd’hui actée dans les dispositifs de formation, dans les pratiques affichées des prestataires de formation et enfin dans les discours des acteurs institutionnels de la formation. Après avoir rappelé comment cette notion s’est diffusée dans les différentes lois françaises, un regard réflexif et critique sera porté, à partir de l’étude de quelques dispositifs actuels de formation continue, sur les thématiques de l’apprenance et de l’autonomie de l’individu, des enjeux socio-économiques et politiques de l’individualisation et enfin de la responsabilité de la formation entre l’entreprise et l’individu.

Les différentes réformes qui se sont succédé en France ces trente dernières années ont accru l’individualisation de la formation continue. Cette individualisation s’observe dans les dispositifs, mais aussi dans les méthodes pédagogiques affichées par les prestataires de formation continue. Les institutions de formation auraient donc les individus pour centre, qui eux-mêmes seraient libres et autonomes dans leurs choix d’orientation et de formation. Pourtant, les différentes crises récentes (sanitaires, éducatives, politiques) montrent la fragilité des institutions pour s’occuper des individus.

Les fondements de ce concept d’individualisation sont toutefois rarement interrogés (Frétigné et Trollat, 2009). Pour ce faire, à partir de l’analyse de deux dispositifs français très individualisés que sont le «compte personnel de formation» (CPF) et le «Conseil en évolution professionnelle» (CEP), nous questionnerons des notions connexes comme celles d’autonomie, de responsabilité ou encore de citoyenneté.

Comme le dit Philippe Carré, si l’on apprend toujours seul, on n’apprend jamais sans les autres.

Il est trop tôt pour savoir si les objectifs de la dernière réforme vont se réaliser. Néanmoins des questions se posent: quels vont être les effets de l’individualisation des dispositifs au regard de l’appétence des salarié·e·s? Quels vont être les effets de la libéralisation du marché de la formation? Comment va de nouveau s’équilibrer la responsabilité de la formation entre l’individu et l’entreprise? Cette injonction à la responsabilité de l’individu et à son autonomie en termes de formation est-elle le signe d’une évolution purement économique libérale ou veut-elle répondre à une question de libéralisme politique, c’est-à-dire à celle de l’émancipation de l’individu?

Une notion d’individualisation aux contours flous mais qui se fraie un chemin progressif dans le domaine de la formation des adultes

Marcel David (1976), dans son ouvrage «L’individuel et le collectif dans la formation des travailleurs», a été l’un des premiers praticiens et chercheur de la formation des adultes en France à pointer la segmentation de la formation des adultes entre individuel et collectif. Pour lui, les termes «individuel» et «collectif», tels qu’ils sont appliqués à l’analyse des orientations et des pratiques dans le domaine de la formation des travailleurs, sont des catégories ouvertes, spécifiées seulement par les réalités concrètes qu’elles renseignent. Peut être qualifié d’«individuel»: ce qui est porteur d’une volonté d’isolement et de division; ce qui n’est pas assumé par un groupe ou par un mouvement social; ce qui peut être interprété comme une manifestation d’impuissance devant des contraintes sociales trop lourdes; ce qui s’oppose à l’intérêt général et qui profite exclusivement à l’individu. 

Concrètement, nous pouvons dater dans la récente histoire de la formation professionnelle française le début de l’individualisation en 1978 avec une loi qui porte sur la «promotion individuelle, le congé formation et la rémunération des stagiaires de la formation professionnelle». À partir de cette date et jusqu’aux années 2000, les lois vont revenir sur l’esprit de celle de 1971, fondée par Jacques Delors. Cette loi de 1978 est importante parce qu’elle va justement redéfinir et réorganiser les actions de formation. Les formations vont devenir plus courtes et vont commencer, dans un contexte de crise économique et de chômage, à être davantage organisées par et pour l’entreprise. Le caractère épanouissant, émancipateur ou culturel de la formation perd du terrain en faveur d’une formation qui se veut opérationnelle en situation de travail. La loi de 1991 va marquer l’apparition du concept de «démarche compétences» dans le champ de la formation des adultes. Petit à petit, au gré des réformes, le terme de compétence, qui vise l’individuel, va remplacer celui de qualification, qui visait le collectif. Chacun·e devient responsable de son employabilité. Le basculement de la charge de formation se fait de l’entreprise vers la personne salariée, qui devient la propre manager de sa formation dans l’objectif de rester compétitive ou de le devenir. Elle doit travailler à l’«entreprise de soi» et devient responsable de sa formation, de son insertion, de sa reconversion, de son licenciement. 

Peu à peu, on observe dans les discours des acteurs, les textes des organisations patronales et syndicales, ainsi que les textes de loi, que la charge de cet intérêt pour les compétences et le maintien de son employabilité relève pour tout ou partie de choix et de décisions de l’individu (Pinte, 2007). Berton et Podevin (1991) ont montré que malgré la volonté politique, les enjeux sociaux, civiques et culturels ont depuis lors été dépassés par les objectifs de formation à visée professionnelle.

Sur un autre plan, Frétigné et Trollat (2009) ont montré la difficulté de définir le concept de formation individualisée ou d’individualisation de la formation. L’usage de ces deux expressions est assez fréquemment indifférencié dans les lectures sur le sujet. Hervé Prévost (1994, p. 43) tente une définition de l’individualisation: «C’est une action ou démarche duelle prenant en compte à la fois les singularités individuelles, en reconnaissant une volonté intérieure capable d’agir et de modifier les processus en cours, et une volonté externe qui influence le déroulement des actions individuelles.»

À notre sens, c’est au début des années 1990 que la notion d’individualisation monte en puissance avec la mise en place du bilan de compétences en 1992. Vincent Merle (2006) liera la notion d’individualisation à celle de coresponsabilité: «C’est une nouvelle forme de compromis qui se dessine, liant non plus subordination contre sécurité de l’emploi, mais employabilité contre engagement dans le développement des compétences et des performances de l’entreprise». La loi du 24 novembre 2009 marque en effet des changements importants dans la formation professionnelle continue en France en renforçant la notion d’individualisation: portabilité du droit individuel à la formation (DIF) d’une entreprise à une autre, mise en place du congé individuel de formation (CIF) hors temps de travail, définition d’un bilan d’étape professionnel, élargissement du public éligible au contrat de professionnalisation. La logique de ces modifications est le développement économique, l’employabilité des salarié·s et la sécurisation des parcours professionnels. 

L’individualisation va devenir ainsi une réponse facile pour les acteurs politiques, syndicaux, économiques et institutionnels de la formation. La notion développée dans les années 1990 est au centre de plusieurs convergences: celles des responsables de ressources humaines qui souhaitent affaiblir les classifications collectives pour optimiser le coût du travail; celles des prestataires de formation qui se lancent dans le management de projet et qui veulent se distinguer les uns des autres dans un marché concurrentiel; celles des formateurs·trices et des pédagogues qui souhaitent proposer des ressources et des moyens adaptés à chaque individu.

Les éclairages de la dernière loi sur la formation professionnelle à travers deux dispositifs

En 2018, la dernière loi «pour la liberté de choisir son avenir professionnel» s’est donné comme périmètre la formation professionnelle, l’apprentissage et l’assurance chômage. Son objectif est de rendre les personnes actives davantage actrices de leur projet professionnel et plus autonomes dans leurs choix. Les principales évolutions en termes d’individualisation de la formation concernent la transformation du Compte Personnel de Formation (CPF) en euros et sa désintermédiation grâce au déploiement du Conseil en évolution professionnelle (CEP).

Du Droit Individuel à la Formation (DIF) au Compte Personnel de Formation (CPF)

La mise en place du DIF, dispositif phare de la loi de 2004, va amplifier le processus d’individualisation en ouvrant en fait une nouvelle possibilité de formation hors temps de travail. Pour se former, les salarié·e·s vont pouvoir puiser sur leur temps personnel, leurs congés, leurs jours de récupération ou sur des périodes non rémunérées. En offrant la possibilité de se constituer un crédit formation de 20 heures par an cumulable sur six ans, le DIF va induire en parallèle le processus de responsabilisation et d’individualisation des salarié·e·s en matière de formation, et celui de déresponsabilisation des employeurs sur la question de la formation continue. Les effets du DIF sur la formation continue et les parcours des salarié·e·s ont été plutôt limités. En 2013, le taux d’accès au DIF ne dépassait pas 7 % dans les grandes entreprises et moins de 2 % dans les petites entreprises. La durée des formations était également très courte, ne permettant donc pas aux salarié·e·s d’augmenter leur qualification. Dans une étude de 20151, Galtier a montré que si le DIF avait pour ambition de rééquilibrer la relation entre salarié·e·s et employeurs quant au choix de la formation, celle-ci restait déséquilibrée au profit de l’employeur, ce dernier restant maître du départ en formation. Dit autrement, le souhait que les salarié·e·s s’engagent dans des formations selon leur initiative et en dehors du temps de travail n’a pas convaincu.

En 2008, la transformation du DIF en CPF modifié un droit en heures en un droit en euros. Le CPF est ouvert aux personnes actives occupées de plus de 16 ans quel que soit leur statut (salariées, demandeuses d’emploi, agentes publiques, travailleuses indépendantes). Il est attaché à la personne et il reste acquis en cas de changement d’entreprise ou de statut. L’acquisition et l’utilisation des droits ouverts font l’objet d’un traitement automatisé via une application mobile. D’usager, l’adulte en formation est devenu en 2018 un client. Le CPF est aussi désormais «désintermédié» dans la mesure où le titulaire peut, depuis son portable, choisir sa formation, l’évaluer et la payer. Quatre ans après la mise en place du dispositif, une étude d’impact réalisée par l’Assemblée nationale a montré que la majeure partie des salarié·e·s mobilisaient leur compte en suivant des formations préparant à des certifications dans les domaines tels que les langues, l’informatique, les transports, la manutention ou encore le magasinage. Autant de formations qui relèvent davantage du plan de développement des compétences2 de l’entreprise. Gelot et Teskouk (2021, p. 104) affirment que le but réel du CPF, bien que soigneusement masqué, est d’accompagner le désengagement progressif des entreprises de leurs obligations de former leurs salarié·e·s. De plus, la majeure partie des utilisateur·trice·s du CPF sont des cadres ou des technicien·ne·s supérieur·e·s contre seulement 16 % d’ouvrier·ière·s. On constate aussi que les formations ont une durée d’environ 22 heures et que celles choisies sont davantage des formations d’adaptation que des formations qualifiantes. De plus, de fausses officines ont escroqué des personnes salariées détentrices d’un CPF en les démarchant par téléphone et en obtenant leurs identifiants et mots de passe pour ensuite vider leur compte. L’ampleur de l’escroquerie est estimée à 10 millions d’euros. Fin 2022, le gouvernement a interdit le démarchage pour le CPF.

Le CPF pose également la question du financement dans la mesure où celui-ci reste insuffisant pour financer une formation réellement qualifiante et certifiante d’une durée de six à neuf mois. L’individu est donc obligé, soit de trouver un cofinancement, soit de financer le reste à sa charge. L’autonomie de la personne salariée ou demandeuse d’emploi est donc en partie limitée puisque celle-ci doit négocier une décision avec son employeur dans le premier cas, ou avec Pôle Emploi dans le deuxième cas, voire encore avec un autre financeur. Les individus qui n’ont ni les ressources financières ni les ressources de négociation avec un tiers risquent davantage de ne pas mobiliser leur CPF. Cela explique pourquoi les personnes actives ne mobilisent leur CPF que pour des formations courtes, qui pour certaines étaient d’ailleurs auparavant financées par les employeurs (comme les formations en informatique ou les attestations de capacité à conduire des chariots élévateurs).

Du bilan de compétences au Conseil en évolution professionnelle (CEP)

La création du bilan de compétences en 1991 a été complétée en 2015 par la mise en place du Conseil en évolution professionnelle (CEP), qui vient aussi renforcer le déplacement du concept d’individualisation dans les pratiques d’orientation. La réforme de 2014 avait une orientation déjà libérale de «fluidification du marché du travail» et son objectif était de responsabiliser davantage la personne salariée vis-à-vis de sa formation afin de la préparer aux transitions professionnelles auxquelles elle devrait s’adapter. Deux nouveaux dispositifs ont donc été conçus: l’entretien professionnel (au sein de l’entreprise) et le Conseil en évolution professionnelle (en dehors de l’entreprise). 

L’entretien professionnel est un dialogue qui a lieu tous les deux ans entre le·la salarié·e et sa direction. Il donne lieu à un document écrit et définit les perspectives éventuelles d’évolution professionnelle du·de la salarié·e et les formations qu’il·elle pourrait suivre. À cela s’ajoute tous les six ans un état des lieux récapitulatif qui doit être constitué d’éléments objectivables et qui est censé contraindre l’employeur à respecter ses obligations de formation sous peine de subir des pénalités. Dans les faits, on constate en 2021 que ce dispositif n’est toujours pas mis en œuvre au prétexte des difficultés de sa mise en place et des deux années de crise sanitaire.

Le Conseil en évolution professionnelle (CEP) est un service gratuit, confidentiel et indépendant de l’entreprise. Il est réalisé par des opérateurs spécifiques selon les publics et il doit permettre, un peu comme le bilan de compétences, d’accompagner le·la salarié·e dans sa réflexion sur ses projets de formation, ses projets professionnels d’évolution ou de reconversion. C’est un service qui reste malgré tout marginal, puisqu’en 2020 un peu plus de 200 000 personnes actives ont utilisé le CEP (sur un total 29,5 millions). On voit là que l’autonomie du·de la salarié·e est limitée puisque ses besoins et ses désirs doivent trouver une concordance avec les besoins économiques de la société. On voit ainsi qu’un dispositif qui se veut individualisant ne l’est pas totalement.

Les questions posées par l’individualisation

L’individualisation de la formation est conçue comme la possibilité pour la personne apprenante de s’approprier elle-même sa formation, ses conditions d’organisation, ses modalités pédagogiques ou technologiques. Cependant, les conditions de mise en œuvre de cette autonomisation peuvent poser quelques questions sur le modèle économique de la formation continue pour les individus et les prestataires de formation, mais aussi sur la capacité des personnes à s’orienter et à se former de manière rationnelle.

Les aspects socio-économiques de l’individualisation pour le secteur de la formation

La réforme a été conçue au départ par des économistes et visait à réduire les inégalités d’accès à l’information révélées dans des dizaines de rapports parlementaires depuis les années 1990, ainsi qu’à rendre les personnes autonomes dans leur choix de formation. Le dernier objectif était de réorienter l’offre de formation pour la rendre plus dynamique. Elle a même été présentée comme un «outil d’émancipation sociale à la main des actifs»3. Dans les faits, la montée en puissance de l’individualisation dans la formation professionnelle continue est aussi à mettre en perspective de la volonté d’assouplir un marché de la formation considéré comme trop rigide. La ministre du Travail de l’époque parlait de big bang de la formation continue pour présenter son projet de loi. De fait, nous sommes passés d’un système de mutualisation à un système de capitalisation au niveau de la formation.

Enfin, une autre question est celle de la viabilité financière des institutions d’orientation et de formation. Sont-elles assez flexibles pour s’adapter aux différentes demandes des individus qui seraient libres d’organiser leur formation en termes de temps, de lieux et de modalités d’apprentissage? Dans le cadre du CPF, une heure de formation vaut environ 15 euros. Pour les autres dispositifs, l’heure de formation varie entre 25 et 50 euros. On peut donc prévoir que les prestataires de formation, dans le cadre du CPF, vont augmenter les modules préfabriqués et les proposer à distance. Cette logique de coût provoquera certainement une standardisation des procédures pédagogiques et des procédures de gestion et d’accompagnement. Tout cela est assez paradoxal lorsque l’on parle d’individualisation. De plus, on peut parier que certains prestataires vont disparaître, notamment les plus petits et ceux qui faisaient peut-être le plus d’individualisation, au profit de plus grosses structures qui sauront mieux utiliser les techniques de gestion administrative, de marketing et de commercialisation de leurs formations. Ce dernier point soulève de nombreuses incertitudes. Du côté de l’offre de formation, un marketing débridé risque de favoriser les prestataires qui ont un budget de communication et de publicité élevé. Enfin, les choix de formations individuelles seront-ils toujours rationnels dans un marché dérégulé de la compétence? 

Les adultes sont-ils vraiment libres de leurs choix de formation?

L’agentivité4 est le moteur de l’individualisation. Ce concept se réfère au pouvoir d’action de l’individu et se définit comme la capacité humaine à réfléchir au sens de sa vie et à en définir des actions. Pour Philippe Carré (2020, p. 110) le concept d’agentivité peut être saisi à travers trois dimensions: cognitive (réflexivité, créativité, sens critique, imagination); conative (intentions, désirs, autodétermination, initiative); exécutoire (décision, choix, volition, autorégulation). Les individus seraient donc davantage des auteurs que des acteurs, et seraient capables d’être leur propre «life designer» dans leur orientation, leurs projets de carrière et de formation. Mais Carré (2020, p. 112) précise que cette agentivité est limitée et fondamentalement circonscrite par des facteurs comme l’âge, le genre ou les parcours de vie. La question du libre arbitre dans la formation continue est discutable. Les individus sont-ils libres ou conscients de leurs multiples limitations ou déterminismes? Peuvent-ils gérer la complexité de l’offre de formation ballottée entre acronymes, modalités pédagogiques ou évaluatives. De plus, lorsqu’on parle de formation, il est classique d’évoquer le fameux triptyque «savoir – savoir-faire – savoir-être» comme si l’on voulait simplifier au maximum les enjeux de la formation. Comme l’ont montré Kaes et Anzieu (1973), la fonction de la formation déborde largement l’acquisition de compétences. Par ailleurs, le monde de la formation tout comme celui du travail ne sont pas aussi rationnels que l’on veut bien le dire, et ils répondent parfois à d’autres logiques que celle de la compétence.

La personne apprenante/cliente de la formation a-t-elle vraiment les capacités de compréhension de la qualité d’une formation, de sa valeur, de son adaptation par rapport à son niveau, de la prise en compte de sa propre expérience, des modalités pédagogiques? La question posée par l’individualisation est aussi celle de la capacité de l’individu à construire du sens. Wong (2012) distingue quatre composantes du processus mis en place quand un individu est à la recherche de sens:  

  • avoir des buts, être globalement capable de se fixer des objectifs à partir d’aspirations;
  • comprendre ses capacités, analyser ses réussites et ses échecs;
  • agir de façon responsable, essayer d’analyser ses options pour s’orienter ou se former;
  • évaluer ses actions passées, son degré de satisfaction ou d’insatisfaction par rapport à un projet passé ou en cours.

La théorie des «capabilités», néologisme du terme «capacité» développé par Sen (1992), peut représenter une clé théorique pour analyser les éléments de cette nouvelle réforme. La capabilité sous-entend que les inégalités ne proviennent pas uniquement d’un manque de moyens ou de ressources mais aussi d’une faiblesse de choix ou d’opportunités. Pour l’économiste Amartya Sen, cette capacité est liée à des ressources, c’est-à-dire à des biens ou à des services dont dispose une personne. Si l’on prend comme grille de lecture les droits formels à la formation, la capabilité va consister à estimer (en tenant compte des ressources dont dispose la personne et de sa capacité à exprimer son point de vue) sa possibilité d’exercer sa liberté réelle: la position d’une personne salariée dans la hiérarchie de l’entreprise, le niveau d’information dont elle dispose, sa capacité à solliciter un accompagnement. Sen définit cela comme le champ des possibles. Dit autrement, ce n’est pas parce qu’une personne possède des droits à la formation qu’elle va les mobiliser. Il vaudrait donc mieux promouvoir la liberté réelle d’exercer des droits existants plutôt que d’en créer des nouveaux. Choisir c’est aussi avoir la capacité de décision pour éviter, comme le craint Corcuff (2002), que l’individu ne se voie «refiler en douce le fardeau de lui-même». La capacité à s’orienter, à se projeter dans un avenir professionnel, est ainsi loin d’être la même d’un individu à un autre – sans parler de la capacité de se repérer dans le maquis des certifications, titres et diplômes. Enfin, dans le marché nébuleux de la formation, il n’est pas certain que les personnes actives aient les mêmes aptitudes à négocier avec un prestataire de formation.

L’individualisation contre l’émancipation?

L’histoire de la formation des adultes a été marquée par des valeurs fortes et souvent contradictoires. Les objectifs assignés à la formation des adultes depuis le XIXe siècle ont été également très divers comme Terrot (1997) et Palazzeschi (1998) ont pu les recenser. En matière d’éducation des adultes, les réalisations, les expérimentations, les discours variés, voire contradictoires en matière de finalité de la formation des adultes vont poser les bases de ce que va être la formation continue au XXe siècle, c’est-à-dire une pratique sociale aux contours flous qui va s’instrumenter et s’institutionnaliser. Les objectifs de la nouvelle loi paraissent pourtant assez éloignés de ces préoccupations. Une recherche textuelle effectuée avec le logiciel NVIVO fait ressortir plusieurs éléments intéressants. La notion d’éducation permanente a définitivement disparu, mais elle l’était déjà depuis la loi précédente. Le terme de «promotion sociale» n’a qu’une occurrence dans le texte de loi. Quelque 102 références au mot «personne» sont présentes, contre seulement 7 références à l’adjectif «individuel». Les problématiques de l’emploi sont omniprésentes: 32 références aux demandeurs d’emploi, 108 références à l’emploi, 238 références à la compétence contre 15 à la connaissance ou aux connaissances.

L’individualisation comme nouveau facteur d’inégalités?

Pour Gelot et Teskouk (2021, p. 120), le CPF est un «dispositif emblématique des réformes de 2014 et 2018, présenté comme une nouvelle liberté donnée aux salariés [mais qui] s’inscrit en réalité dans une évolution du droit du travail qui tend à réduire les relations salariales à une simple relation contractuelle. On est loin de la philosophie de 1971 qui inscrivait le droit individuel dans des droits collectifs structurant les rapports sociaux des entreprises.»

Individualiser les dispositifs de formation n’est pas forcément une garantie d’une meilleure efficacité de la formation continue. C’est bien en amont autour d’un travail d’information, d’accompagnement, mais aussi de réflexion sur les logiques liées à la formation continue, que l’on pourra dépasser la notion de compétence, dominante dans le discours de la formation mais aux contours flous. 

Du côté de la demande, la limitation en euros du CPF risque fort de demander aux salarié·e·s de participer à la formation à leurs propres frais. Là encore, des inégalités vont perdurer entre les personnes qui auront un pouvoir d’achat qui le leur permet et celles qui seront contraintes de renoncer à des formations qualifiantes donc longues. La même disparité aura lieu entre celles qui peuvent négocier leurs contrats de travail (et ainsi abonder leurs comptes de formation) et les autres.

L’individualisation de la formation donne-t-elle l’envie d’apprendre?

Sur le plan de la formation en elle-même, des études (Moisan, 2007) ont montré la difficulté pour les participant·e·s de persévérer dans leurs pratiques d’autoformation: isolement dans l’apprentissage, peu de possibilités d’échanges avec la personne formatrice, difficulté d’articuler temps d’apprentissage avec temps de travail et temps social ou familial, difficulté de se motiver sur le moyen terme.

La question de l’intérêt des salarié·e·s pour la formation des personnes actives est aussi à remettre en cause au regard des dispositifs individualisés déjà existants, tels que la VAE ou le congé individuel de formation, qui peinaient déjà les années précédentes à dépasser les 35 000 dossiers par an.

Choisir une formation et s’organiser pour la suivre reste compliqué. Combiner des financements pour payer des droits de formation nécessite du temps. Enfin, les résultats à la fin d’une formation en termes de promotion salariale ou professionnelle ne sont pas assurés.

S’interroger sur l’individualisation de l’information c’est aussi s’interroger sur l’apprenance, c’est-à-dire sur les attitudes (ou dispositions) qui font que les individus vont vouloir se former. 

Mais il y a aussi des dimensions sociologiques à l’acte d’apprendre. Depuis une quarantaine d’années, beaucoup d’études décrivent les inégalités d’accès à la formation et notamment leur détermination par des conditions sociales liées au contexte de vie et du travail, au statut et au genre des individus, mais aussi à l’influence de l’âge, du niveau d’études ou encore de la situation familiale. Par exemple, l’appétence des seniors pour la formation continue est plus faible que celle des trentenaires, car ils anticipent plus souvent un refus de leur employeur ou une moindre opportunité de promotion professionnelle.

Pour ne pas conclure

La loi du 5 septembre 2018, qui entend réformer les règles de gouvernance de la formation professionnelle et redistribuer les rôles et les responsabilités entre acteurs, pose finalement peut-être davantage la question de la libéralisation d’un système de formation que celle de son individualisation.  Sur un curseur social-démocratie versus libéralisme, la loi va plutôt dans le sens du néolibéralisme. La loi a même renforcé, par rapport à l’accord initial entre syndicats et patronat, le côté individualisme dans l’accès à la formation. Un autre paradoxe réside dans les publics visés par la loi: les salarié·e·s les moins qualifié·e·s ou les demandeur·euse·s d’emploi, afin qu’ils et elles profitent davantage de la formation professionnelle. Sauf à croire que la logique de marché nouvellement instituée permettra une autorégulation des besoins des individus en formation et des besoins des entreprises en compétences, les personnes actives les moins qualifiées risquent d’être perdues dans un marché de la formation où les informations sont multiples et complexes.

André Chauvet (2020, p. 72) évoque la problématique du choix éclairé: «Dans les débats sur la loi de 2018, une question qui nous paraît centrale a été passée sous silence. Comment aider les personnes à faire des choix éclairés, et éclairés pour qui? Sur ce point les confusions sont nombreuses. Affirmer la liberté du choix, c’est occulter la part d’ombre de toute décision individuelle et collective.» La loi de septembre 2018 «Pour la liberté de choisir son avenir professionnel» marque un pas de plus vers l’individualisation de la formation, le co-investissement, la dérégulation de l’offre de formation et une prise en charge plus large du financement de la formation par les ménages eux-mêmes5. La loi émiette aussi les responsabilités de chacun des acteurs. Le·la salarié·e est responsable de son CPF, l’entreprise est responsable de l’employabilité de ses salarié·e·s avec le plan de développement des compétences et, enfin, l’état devient responsable de la gestion des moyens et de la qualité de la formation. L’individu citoyen-acheteur-consommateur de sa formation aura-t-il la possibilité de s’orienter dans une offre de formation qui devient très «marketée» par les prestataires de formation.

Le droit de la formation continue est l’objet de logiques d’acteurs et d’intérêts différents qui sont peu interpellés par les sciences de l’éducation. Tarby (1996, p. 43) estime que la lecture du droit de la formation continue doit s’appréhender comme un corps de savoirs constitués dont la cohérence interne est à révéler, à justifier, voire à discuter: «Les faits de formation ne sont pas que des faits pédagogiques; ce sont parmi d’autres des faits sociaux, et de façon indissociable des faits économiques, idéologiques. Autrement dit, pour être compris, les faits de formation doivent être rapportés à des données économiques juridiques et politiques dont ils sont la reproduction» (Tarby, 1996, p. 52). Ainsi, en grossissant le trait, l’individualisation de la formation continue peut ressembler à une marchandisation de celle-ci où un individu, apte à gérer son capital humain, pourrait, dans un système concurrentiel d’offre de formation considéré parfaitement lisible et transparent, négocier ses trajectoires professionnelles et personnelles pour le plus grand bien de la société. Le débat reste ouvert.

  1. Bénédicte Galtier, «Le droit individuel à la formation: les enseignements d’une étude auprès des acteurs», Documents d’études, n° 188, Dares janvier 2015.
  2. Appelé auparavant «plan de formation» et qui ressort de l’initiative de l’entreprise.
  3. Discours de la ministre du Travail au Sénat à la séance du 10 juillet 2018.
  4. En sociologie, l’agentivité représente la capacité de l’individu à agir sur son environnement; elle est souvent opposée aux contraintes imposées par les structures sociales.
  5. Dans «Études économiques» (2019, p. 110), l’OCDE invite la France à «remplacer progressivement le financement actuel de la formation professionnelle fondé sur les prélèvements sur les salaires par un financement assis sur une base plus large » - après avoir constaté que les ménages français ne finançaient que 5,6 % des dépenses totales de formation contre 15 % au Danemark, 16 % au Royaume-Uni et 35 % en Allemagne.

Bibliographie

Berton, F. et Podevin, G. (1991): «Vingt ans de formation professionnelle: de la promotion sociale à la gestion de l’emploi», Formation/Emploi, n° 34, pp. 14-30.

Carré, P. (2020): Pourquoi et comment les adultes apprennent. De la formation à l’apprenance. Malakoff: Dunod.

Chauvet, A. (2019): «La réforme de la formation au prisme des capacités d’action de l’apprenant salarié: quelle émancipation et quelle responsabilité envisager pour l’apprenant salarié? Revue Savoirs n° 50, pp. 67-85.

Corcuff, P. (2002): La société de verre. Pour une éthique de la fragilité. Paris: Armand Colin.

David, M. et alii. (1976): L’individuel et le collectif dans la formation des travailleurs. Paris: Economica.

Frétigné, C. et Trollat, A.-F. (2009): La «formation individualisée: un objet de recherche?», Revue Savoirs n° 21, pp. 9-40.

Galtier, B. (2015): «Le droit individuel à la formation: les enseignements d’une étude auprès des acteurs», documents d’études, n° 188, Dares janvier 2015.

Gelot, D. et Teskouk, D. (2021): 1971-2021. Retour sur 50 ans de formation professionnelle. Vulaines-sur-Seine: Éditions du Croquant.

 

Kaes, R. et Anzieu, D. (1973): Fantasme et formation. Paris: Dunod.

Merle, V. (2006): Apprendre tout au long de la vie: pourquoi? comment? Audition publique UNESCO/Comité mondial pour l’éducation et la formation tout au long de la vie, 27 avril.

Moisan, A. (2007): «L’ambivalence du sujet au cœur de la flexibilité de la formation et de l’emploi». Distances et savoirs, N° 5, pp. 83-117.

Palazzeschi, Y. (1998): Introduction à une sociologie de la formation des adultes. Paris: L’Harmattan.

Pinte, G. (2007): La CFTC et la CFDT et la formation permanente. Le passage de l’éducation permanente à la formation continue. Paris: L’Harmattan.

Prévost, H. (1994): L’individualisation de la formation. Autonomie et/ou socialisation. Lyon: Chroniques sociales.

Sen, A. (1992): Inequality re-examinated. Harvard: Harvard University Press.

Tarby, A. (1996): Lectures et pratiques du droit de la formation continue. Paris: L’Harmattan.

Terrot,  N. (1997): Histoire de l’éducation des adultes en France. Paris: L’Harmattan.